HRW : Plusieurs milliers d’enfants ukrainiens ont été transférés de force vers la Russie, ou vers d’autres territoires occupés par elle

La guerre en Ukraine a eu des conséquences dévastatrices pour les enfants placés dans des institutions résidentielles, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd’hui. Des enfants ont été transférés de force en Russie et séparés de leurs familles, et ont vécu des expériences traumatisantes liées à la guerre et au déplacement.

Le rapport de 55 pages, intitulé « We Must Provide a Family, Not Rebuild Orphanages » (« Nous devons fournir un foyer familial, et non reconstruire des orphelinats »), documente les risques encourus par les enfants vivant dans des institutions situées dans les zones directement touchées par le conflit, ainsi que ceux qui ont été évacués vers d’autres régions d’Ukraine ou vers d’autre pays européens. Selon les chiffres fournis par le gouvernement, avant l’invasion à grande échelle de la Russie en février 2022, l’Ukraine comptait déjà plus de 105 000 enfants dans des institutions résidentielles, le chiffre le plus élevé d’Europe après la Russie. Près de la moitié étaient des enfants handicapés, selon l’UNICEF. La Russie porte la responsabilité de la crise actuelle à laquelle ces enfants sont confrontés, mais au-delà de la guerre, il est urgent que l’Ukraine, avec le soutien de gouvernements étrangers et d’agences humanitaires, cesse de placer les enfants en institution et développe plutôt un système de prise en charge familiale et communautaire.

« Les enfants ukrainiens qui étaient hébergés dans des institutions de l’ère soviétique sont désormais confrontés à des risques extrêmes en raison de la guerre de la Russie contre l’Ukraine », a déclaré Bill Van Esveld, Directeur adjoint de la division Droits des enfants à Human Rights Watch. « Un effort international concerté est nécessaire pour identifier et rapatrier les enfants qui ont été déportés en Russie, et l’Ukraine et ses alliés devraient veiller à ce que tous les enfants qui étaient ou restent placés en institution soient identifiés et bénéficient d’un soutien pour vivre avec leur famille ou dans des communautés. »

Human Rights Watch a documenté le transfert forcé par la Russie d’enfants d’institutions d’hébergement ukrainiennes vers la Russie ou vers les territoires occupés par la Russie, ce qui constitue un crime de guerre. Selon les chiffres fournis par le gouvernement ukrainien, pas moins de 100 institutions qui hébergeaient plus de 32 000 enfants avant 2022 se trouvent aujourd’hui dans des régions partiellement ou totalement sous occupation russe, que la Russie a déclaré à tort avoir annexées en septembre 2022. Selon les déclarations des autorités russes, d’activistes et d’avocats ukrainiens, et des informations publiées dans la presse, plusieurs milliers d’enfants au moins ont été transférés de force vers la Russie, ou vers d’autres territoires occupés par elle.

En mai 2022, le parlement russe a modifié la loi pour permettre aux autorités de donner la nationalité russe aux enfants ukrainiens, facilitant ainsi leur mise sous tutelle et leur adoption par des familles russes en Russie. Un site Internet russe consacré à l’adoption répertorie les enfants des régions ukrainiennes, et des responsables russes ont déclaré que des centaines d’enfants ukrainiens avaient été adoptés. Les normes internationales interdisent l’adoption internationale pendant les conflits armés. Dans une déclaration conjointe, Human Rights Watch et 42 autres organisations ont condamné les transferts forcés et les adoptions, et ont appelé la Russie à permettre aux Nations Unies et à d’autres agences impartiales d’identifier ces enfants, de faire un suivi de leur bien-être et de faciliter leur retour en Ukraine.

Pendant des semaines, de nombreux enfants placés en institution, notamment des enfants handicapés, ont dû s’abriter des bombardements dans des sous-sols, sans accès à l’électricité ni à l’eau courante. Un groupe d’enfants d’une institution de Marioupol évacué vers Lviv en mars 2022 n’a rien dit pendant quatre jours, apparemment en raison d’un traumatisme selon un volontaire. Le personnel d’une autre institution a appris aux enfants plus âgés comment porter les plus jeunes jusqu’au sous-sol quand les sirènes d’alerte aux raids aériens retentissaient.

Les enfants évacués ailleurs en Ukraine n’ont pas été épargnés par la guerre. En avril 2022, Anton, 16 ans, qui avait été évacué d’une institution de la région de Louhansk vers une autre institution à Lviv, a été réveillé par la peinture qui tombait du plafond suite à une attaque de missiles de croisière à proximité. Des restes de munitions ont atterri dans la cour et l’un des restes a même atterri dans la cuisine entre les pieds de la cuisinière, ont déclaré des membres du  personnel à Human Rights Watch.

Plus de neuf enfants sur dix hébergés dans des institutions ukrainiennes ont des parents qui jouissent de tous leurs droits parentaux et ont été placés en institution en raison de la pauvreté de leur famille ou de circonstances de vie difficiles, ou parce que l’enfant souffre d’un handicap et que les institutions ont été présentées à tort comme la meilleure option pour l’enfant. En réalité, comme l’ont reconnu les autorités ukrainiennes et comme l’ont montré des décennies d’études, les institutions sont intrinsèquement néfastes pour les enfants. Le droit des droits de l’homme appelle à la désinstitutionnalisation de tous les enfants, notamment pendant les conflits armés.

Après le début des attaques russes, la plupart des enfants placés en institution ont été renvoyés dans leurs familles. Des milliers d’entre eux ont été évacués vers d’autres institutions, mais des milliers d’autres restent introuvables et leurs besoins doivent être évalués de toute urgence. Avec le soutien de la communauté internationale, l’Ukraine devrait de toute urgence cartographier les lieux où se trouvent tous les enfants institutionnalisés et s’assurer de leur bien-être, a déclaré Human Rights Watch.

Souvent, dans les cas où les enfants sont restés en institution et ont été évacués, seule une poignée de membres du personnel de l’institution a été évacuée avec les enfants. Le personnel travaillait alors sans relâche, 24 heures sur 24 pendant des semaines ou des mois, et était épuisé. Ces personnes étaient parfois « choisies [pour être évacuées] simplement parce qu’elles [se trouvaient] à cet endroit à ce moment-là », a déclaré Galina, une ancienne administratrice qui n’avait jamais fourni de soins aux enfants auparavant.

Parmi les enfants évacués des institutions vers l’étranger, certains n’ont pas été enregistrés dans les premières semaines de la guerre, en raison des flux massifs et chaotiques de réfugiés. Des fratries ont été séparées et des enfants n’ont temporairement pas pu bénéficier d’une éducation et d’un soutien social. Les pays européens devraient conclure des accords avec l’Ukraine pour défendre l’intérêt supérieur de l’enfant dans toutes les situations.

L’Ukraine insiste pour que les enfants évacués des institutions restent ensemble à l’étranger, ce qui pose des problèmes logistiques pour les pays où les enfants ont été désinstitutionnalisés. En Pologne, où la législation interdit aux établissements d’accueillir plus de 14 enfants, les bénévoles ont dû réaménager d’anciens orphelinats pour accueillir les enfants ukrainiens déplacés. Pour l’Ukraine, cette exigence vise à garantir que les enfants sont pris en charge de manière responsable et qu’ils rentrent chez eux après la guerre. De tels objectifs pourraient cependant être atteints en enregistrant et en organisant le suivi des enfants dans un cadre familial, a déclaré Human Rights Watch.

Depuis 2005, les gouvernements ukrainiens se sont engagés à désinstitutionnaliser les enfants et à les placer dans des familles ou des structures de type familial, mais les réformes ont échoué et le nombre d’institutions a en fait augmenté. Le gouvernement actuel, notamment le président Volodymyr Zelensky, a reconnu la nécessité de cette désinstitutionnalisation dans le cadre des projets d’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne. L’Ukraine et ses alliés doivent réaliser cet objectif et aider tous les enfants issus d’institutions – y compris les enfants handicapés – à être pris en charge par leur famille ou dans un environnement de type familial, et veiller à ce que les financements proposés ne soutiennent pas ces institutions.

« Cette guerre brutale a montré de manière frappante la nécessité de mettre fin aux dangers auxquels sont confrontés les enfants placés en institution », a conclu Bill Van Esveld. « Le retour des enfants illégalement enlevés par les forces russes devrait être une priorité internationale, et l’Ukraine et ses alliés peuvent et devraient s’assurer que tous les enfants en Ukraine jouissent de leurs droits à vivre dans des familles, et non dans des institutions ».

eh