Gennady Chapovalov, le commandant des forces terrestres des forces armées ukrainiennes
L'armée ukrainienne de demain est une armée que chacun de nos partenaires stratégiques souhaite avoir comme alliée.
Le 19 juin dernier, Gennady Chapovalov a pris la tête des forces terrestres des forces armées ukrainiennes, une composante principale et la plus importante de l'armée ukrainienne. Sa nomination intervient à un moment où la nature de la guerre évolue rapidement : le rôle des grandes formations mécanisées diminue, tandis que les tactiques des petits groupes mobiles et les technologies – drones, guerre électronique et plateformes robotisées – deviennent déterminantes.
Dans son premier entretien avec Ukrinform depuis sa prise de fonctions, G. Chapovalov explique sa vision de l'adaptation des forces terrestres, l'importance des erreurs commises sur le front, pourquoi « la motivation est tout aussi importante que l'équipement » et les caractéristiques d'une armée capable de vaincre.
« LES APPROCHES DE CONDUITE DES OPÉRATIONS DE COMBAT ONT RADICALEMENT CHANGÉ »
– Vous constatez souvent que la guerre d'aujourd'hui est une adaptation constante. Quelle adaptation a été la plus difficile au cours de l'année écoulée ?
- Le plus difficile est l'adaptation constante aux changements de tactiques, tant chez l'ennemi que chez nos troupes, car ceux qui savent s'adapter réussissent. Beaucoup de choses ont changé depuis 2014. L'expérience acquise à l'époque, conjuguée à nos ressources humaines, était encore pertinente en 2022. Mais aujourd'hui, les opérations de combat, les méthodes de commandement, l'emploi des forces et des moyens ont radicalement changé. Le défi majeur est de répondre sans cesse aux nouvelles exigences du champ de bataille moderne.
- Quelles sont les exigences les plus difficiles ?
- Auparavant, les unités opéraient en sections, compagnies, bataillons et brigades, formant des formations intégrées. Aujourd'hui, la tactique des petits groupes (deux ou trois hommes) prédomine, utilisant des véhicules motorisés légers : des quads, des motos (y compris électriques) et des scooters. Un petit nombre d'hommes opère à grande vitesse ce qui accroît considérablement leur manœuvrabilité.
L'utilisation de véhicules blindés est devenue beaucoup plus complexe en raison du recours massif aux drones, c`est pourquoi il est difficile de protéger les blindés, tant les nôtres que ceux de l'ennemi. Par conséquent, les approches de conduite des opérations de combat ont considérablement évolué et continuent d'évoluer.
- Y a-t-il des zones du front où nous sommes parvenus à prendre l'initiative grâce à de nouvelles approches ?
- Oui, bien sûr. Il y a des zones où nous avons réussi à inverser la tendance précisément grâce à l'introduction de nouvelles approches et technologies. Nous parlons notamment de l'utilisation généralisée de différents types de systèmes sans pilote.
Je tiens à souligner l'utilisation de drones à fibre optique, très difficiles à contrer. La guerre électronique moderne et les moyens de guerre électronique (GE), qui ont connu un développement considérable ces dernières années, jouent également un rôle important. Grâce à leur utilisation intensive par nos troupes, l'ennemi a perdu son élan et a été contraint de modifier ses plans et ses objectifs au cours des opérations. Cela nous a permis de mieux accomplir nos missions, de maintenir ou d'améliorer nos positions, de réduire nos pertes et d'accroître notre efficacité face à l'ennemi.
- Qu’a appris l’armée ukrainienne sur la guerre moderne ces six derniers mois ?
- Nous sommes désormais convaincus qu’aujourd’hui, les décisions d’hier n’ont pratiquement plus leur place sur le champ de bataille. Ce qui fonctionnait il y a six mois ne fonctionne plus forcément. La rapidité de la prise de décision est devenue primordiale.
Nous vivons dans un contexte où la réflexion n’est plus de mise. Nous devons réagir instantanément, en nous appuyant tantôt sur l’expérience, tantôt sur l’intuition et l’instinct, car nous ne disposons pas toujours d’une vision d’ensemble permettant une évaluation parfaitement équilibrée de la situation et de tous les risques. Aujourd’hui, le commandant comme le simple soldat doivent prendre des décisions très rapidement. C’est extrêmement difficile et toujours risqué, car l’ennemi apprend et s’adapte.
Nous sommes confrontés à une armée ennemie régulière, dotée de ressources, de capacités de mobilisation et d’une base matérielle supérieures. En conclusion, je peux affirmer que nous devons constamment rechercher des solutions asymétriques qui nous permettent de compenser la supériorité numérique et matérielle de l’ennemi.
« LA VIOLENCE CONTRE LES MILITAIRES SAPE LA CAPACITÉ DE DÉFENSE »
- Vos propos montrent clairement que vous connaissez l'armée de l'intérieur. Vous en connaissez tous les problèmes et les subtilités non pas par l'analyse, mais par l'expérience du terrain. Selon vous, quelles décisions motivent réellement le personnel aujourd'hui ?
- Avant tout, ce sont les décisions équilibrées et prises sans hésitation qui motivent. Un soldat, un sergent, un officier ne devrait pas percevoir le moindre doute dans le regard de son commandant. Lorsqu'un commandant est sûr de lui, assume ses responsabilités, définit clairement les tâches et prend les mesures nécessaires pour fournir tout le nécessaire, cela inspire confiance à ses subordonnés et leur donne l'assurance de réussir. Le soutien est un autre élément essentiel. Idéalement, un soldat devrait sentir que l'État et le commandement font tout leur possible pour lui fournir les moyens nécessaires à l'accomplissement de ses missions. Mais beaucoup dépend des circonstances. Je suis donc convaincu qu'un soldat motivé, même avec des moyens moins performants, est parfois capable de faire mieux qu'un soldat démotivé, même équipé du matériel le plus moderne. La motivation est donc le point de départ. Et ce n'est qu'alors que les drones, la guerre électronique, les armes modernes, l'aide de nos partenaires et autres avantages technologiques entreront en jeu. Ils sont indispensables à des soldats motivés et capables de les utiliser. Bien sûr, la question de la motivation est très controversée dans le contexte actuel, mais je mets tout en œuvre pour que ce résultat soit atteint.
- Des meurtres et des agressions contre des militaires du Centre territorial de recrutement et de soutien social : pourquoi la société réagit-elle avec autant d'ambiguïté face à de tels incidents ?
- Quand des militaires chargés de l'enregistrement et du recrutement sont diabolisés, humiliés et agressés physiquement, il s'agit d'un crime. C'est une agression contre un militaire. Point final. Peu importe où il sert : dans une brigade d'assaut, dans l'artillerie ou au CTRS. Chacun, à son poste, accomplit des tâches importantes. D'autant plus que la plupart des militaires servant au CTRS et au Service de protection civile (SPC) sont des blessés qui ne peuvent plus servir dans les unités de combat.
Un militaire en uniforme qui travaille à l'arrière fait lui aussi partie des Forces de défense et les actes criminels commis à son encontre portent atteinte aux capacités de défense au même titre qu'une agression contre des militaires au front.
Il faut aussi admettre que certains militaires du Centre territorial de recrutement et de soutien social (CTRS) ont eu et ont encore eu un comportement déplacé, abusé de leur autorité ou enfreint la loi. Les forces de l'ordre doivent enquêter sur chaque incident de ce type et des sanctions doivent être prononcées.
Les gens réagissent très fortement à ces sujets car leur avenir, leur famille et leur santé sont en jeu. Je ne fermerai pas les yeux sur de tels cas. L'État est déjà en train de réformer le système : des centres de recrutement ont été créés, la législation est mise à jour, des mécanismes contractuels assortis d'échéances précises sont mis en place et les méthodes de sélection et de formation évoluent.
Mais il y a un principe fondamental : les problèmes du CTRS ne se règlent pas par le lynchage. Ils se règlent par la voie légale, par la supervision, les inspections et les condamnations. Le CTRS a donné une consigne aux militaires : travailler dans le respect des personnes, en gardant à l’esprit que derrière chaque décision se cache une vie humaine.
Et à la société, je veux dire : sans renforts dans l’armée, nous ne tiendrons pas le front. Nous avons besoin de coopération, pas d’une guerre entre les « experts » et les « civils ».
- Pensez-vous que l’adhésion à l’OTAN, dont tout le monde parle, motive nos combattants ?
- En réalité, en matière d’armement, d’équipement et d’une grande partie des normes d’entraînement, nous sommes intégrés depuis longtemps à l’espace OTAN. Nos militaires suivent des cours, des entraînements et participent à des programmes de formation avec des instructeurs des pays partenaires.
Autrement dit, nous combattons avec des armes occidentales et appliquons les normes que nos partenaires nous ont enseignées. Quant au statut formel de membre il s’agit d’une décision politique qui dépasse le simple cadre militaire. Pour nous, l'essentiel est de garantir que chaque soldat ayant reçu une formation adéquate puisse appliquer ses connaissances le plus efficacement possible sur le champ de bataille. L'OTAN représente des normes non seulement pour l'armée mais aussi pour l'ensemble du pays. Il sera aussi utile à nos partenaires d'étudier notre expérience afin d'intégrer et de faire évoluer leurs doctrines militaires. En résumé, ce sont nos soldats qui par leurs résultats et leurs succès inspirent l'OTAN.
« LA GUERRE MODERNE EXIGE DES PERSONNES DIFFÉRENTES »
- Selon vous, quelles sont les mesures essentielles pour renforcer les forces terrestres ?
- Premièrement, il s'agit de recruter du personnel de haute qualité. Nous nous sommes fixé un objectif : éviter tout pourvoi « mécanique » des postes vacants. La hiérarchie a pris des décisions importantes concernant la mise en œuvre de contrats aux conditions claires et avantageuses, assorties d'une rémunération décente. Je suis convaincu que cela contribuera à notre renforcement. L'époque où le personnel militaire, mobilisé ou contractuel, était envoyé n'importe où appartient au passé. Aujourd'hui, nous nous efforçons de prendre en compte l'expérience, la formation et les compétences professionnelles de chacun, afin de déterminer où il peut être le plus efficace. Les changements qualitatifs ne s'opèrent pas instantanément ! C'est pourquoi nous nous efforçons d'agir aussi rapidement que possible, compte tenu du contexte difficile.
Deuxièmement, nous mettons tout en œuvre pour que chacun ait le choix, la possibilité de choisir consciemment son orientation, son armement, sa spécialité. C'est aussi un facteur de motivation. Il existe désormais de nombreuses façons de remplir son devoir. Pour moi, la politique du personnel dans les forces terrestres aujourd'hui est davantage axée sur la qualité que sur le « nombre officiel de postes pourvus ».
- Quelle catégorie de personnes est la mieux placée pour s'intégrer à l'armée ?
- Aujourd'hui, alors que l'armée russe poursuit ses offensives malgré ses pertes, cherchant à accroître la pression sur le front et dans le domaine de l'information, toute personne qui s'engage peut se révéler utile.
On peut notamment citer ceux qui travaillent avec des systèmes sans pilote. C'est là que l'expérience du monde civil prend tout son sens. Par exemple, les jeunes maîtrisant les jeux vidéo, la robotique et la programmation s'adaptent rapidement au pilotage de drones de différents types et au développement de solutions technologiques. Leur expérience « virtuelle » est transposée sur le terrain et le champ de bataille. Ils maîtrisent rapidement les interfaces, la logique de contrôle, sont capables de travailler sous pression et de prendre des décisions en quelques secondes.
En conclusion, la guerre moderne exige des profils variés : aussi bien ceux qui peuvent défendre le pays contre l'ennemi au sein de l'infanterie d'assaut que ceux qui excellent dans le pilotage à distance de drones ou dans l'organisation des opérations à l'arrière.
- Mais quelle formation manque aujourd'hui de manière critique à ceux qui s'engagent dans l'armée ?
- De nos jours, toute formation est critique. Il faut maîtriser les compétences de base : le maniement des armes, le combat (défensif et offensif), les assauts et les manœuvres. Or, tout cela doit se faire dans un contexte de présence constante et massive de plateformes robotisées sans pilote dans l'espace qu'il s'agisse de reconnaissance, qui transmettent en temps réel des informations et contribuent à la prise de décision ou à l'application de la loi ou de frappe.
Il faut aussi être capable d'opérer dans un contexte de guerre électronique active, quand les équipements de communication ou de navigation peuvent être neutralisés ou complètement mis hors service. Il faut aussi tenir compte de la menace constante de l'utilisation de bombes aériennes guidées (BAG) qui peuvent causer d'importants dégâts.
De plus, il est fréquent d'opérer en étant séparé des forces principales : les positions avancées sont généralement situées bien plus loin des points de soutien médical, logistique et autres, précisément à cause de la menace des drones. Il faut donc être prêt à travailler et à organiser son travail dans de telles conditions difficiles. Toutes les compétences sont importantes sans exception aujourd’hui et il faut prendre en compte tous les facteurs susceptibles d'influencer le cours de la bataille.
Vous devez également être capable d'opérer dans des conditions d'utilisation active de la guerre électronique et de ses équipements, quand les moyens de communication ou de navigation peuvent être neutralisés ou complètement mis hors service. De plus, il faut tenir compte de la menace constante que représentent les bombes aériennes guidées (BAG), qui causent d'importants dégâts.
Par ailleurs, vous êtes souvent amené à travailler isolé des forces principales : les positions avancées sont généralement situées bien plus loin des points de soutien médical, logistique et autres, précisément en raison de la menace des drones. Vous devez donc être prêt à travailler et à organiser le travail dans de telles conditions difficiles. Par conséquent, aujourd'hui, toutes les compétences sont importantes sans exception, et vous devez prendre en compte tous les facteurs susceptibles d'influencer le cours de la bataille.
- Dans ce cas, prévoyez-vous de modifier les normes ?
- Oui, et nous y travaillons constamment. Notre objectif n'est pas simplement de « changer quelque chose », mais de nous adapter systématiquement. Nous recueillons et analysons quotidiennement l'expérience du combat : les situations qui se présentent sur le champ de bataille, les réactions des unités, ce qui a fonctionné et ce qui n'a pas fonctionné. Sur cette base, nous formulons des recommandations que nous intégrons rapidement dans nos programmes d'entraînement.
Nous améliorons constamment nos programmes de formation initiale, de perfectionnement et de cours pour officiers. Nous analysons les besoins actuels en formation des officiers, leurs exigences futures et les nouvelles méthodes et approches apparues ces derniers mois. Les conceptions de 2014, fondées sur l'utilisation massive de véhicules blindés et de formations imposantes, ne sont plus d'actualité. Les règles du jeu ont changé et nous sommes contraints d'adapter nos normes de formation en conséquence.
Il est important de se souvenir que deux États s'affrontent sur le territoire ukrainien avec des forces armées régulières, dotées de tous les moyens et employant tous les types et corps d'armée. Seule notre armée protège son territoire et sa population, tandis que l'armée ennemie détruit tout sur son passage et élimine quiconque se dresse sur son chemin. Aujourd'hui, il n'existe probablement plus aucun type d'arme qui n'ait été utilisé. À l'exception des armes nucléaires peut-être.
« LES TECHNOLOGIES MODERNES DEVRAIENT REMPLACER AU MAXIMUM L'ARMÉE SUR LE CHAMP DE BATAILLE »
- Que pensez-vous de l'approche israélienne qui privilégie la formation avant tout ? Est-il réaliste de l'appliquer en Ukraine ?
- Non seulement c'est réaliste, mais c'est indispensable. La formation doit véritablement être la priorité absolue. Un soldat non formé est toujours vulnérable sur le champ de bataille. Au contraire, un soldat formé a davantage de chances de sauver sa vie, d'accomplir ses missions et d'aider ses camarades. Cela vaut aussi pour les sous-officiers et les officiers : la formation est le fondement du professionnalisme. Le niveau de formation d'un commandant détermine son efficacité à gérer une unité, à prendre des décisions opportunes et pertinentes, en tenant compte de tous les risques et des évolutions possibles de la situation. Par conséquent, le principe de « privilégier la formation avant tout » est tout à fait justifié. La seule question est celle de l'ampleur et de la systématisation. Il ne s'agit pas d'une campagne ponctuelle, mais d'une politique permanente et à long terme.
- Vous avez dit en début de notre conversation que la motivation est très importante pour un soldat. Mais selon vous, quel est le principal investissement pour la survie des unités ?
- Je dirais qu'il ne s'agit pas d'un investissement, mais d'un système global où tous les éléments sont interconnectés. En premier lieu, il y a bien sûr la formation. Elle offre à chacun de bien meilleures chances de sauver sa vie et celle de ses camarades, et de mener à bien sa mission, comme je l'ai mentionné précédemment. Le deuxième élément est l'équipement. Il est impossible de combattre à mains nues. Nous avons besoin de moyens de destruction modernes, de communication, de protection, de drones, de guerre électronique, de matériel de génie – tout ce qui confère un avantage sur le champ de bataille. Le troisième élément est le commandement. C'est lui qui donne le rythme, organise les interactions et permet d'intégrer les unités, les armes, la logistique et le soutien médical au sein d'un système unifié.
Et il y a un quatrième élément : l'analyse et l'entraînement. Il s'agit de l'étude constante des enseignements tirés de l'expérience du combat, de leur transformation rapide en programmes d'entraînement actualisés et de leur intégration dans les tactiques et l'organisation. C'est seulement en combinant ces éléments que les unités bénéficient d'une capacité de survie et d’une efficacité élevée.
Les forces terrestres sont aujourd'hui les principales utilisatrices des nouvelles technologies sur le champ de bataille. D'après votre analyse, quelle technologie a le plus changé le cours des combats ?
Les forces terrestres, en tant que branche la plus nombreuse des forces armées, sont effectivement les plus grandes consommatrices de ressources sur le champ de bataille, y compris de technologies. Aujourd'hui, il s'agit principalement de drones, d'intelligence artificielle et d'outils modernes de guerre électronique (GE). Ces technologies modifient considérablement la situation sur le front et transforment les méthodes de travail. Avec l'avènement de ces outils, la logique même du combat s'en trouve bouleversée. Historiquement, la guerre a toujours été le moteur du progrès technologique. La Première Guerre mondiale a introduit les chars d'assaut. La Seconde Guerre mondiale a introduit les armes nucléaires. Et ce conflit a entraîné l'utilisation à grande échelle de l'intelligence artificielle et de drones de tous types : aériens, terrestres, de surface et sous-marins. Nous constatons déjà leur application réussie au sein des forces armées ukrainiennes. La GE est également devenue un élément indispensable. Et l'intelligence artificielle contribue aujourd'hui non seulement à la prise de décision, mais aussi à l'exécution de missions sans intervention humaine.
- Selon vous, quel est l'équilibre entre les effectifs humains et la saturation technologique des unités au cours des deux prochaines années ?
- À mon avis, les équipements techniques et les technologies modernes devraient remplacer autant que possible le soldat sur le champ de bataille. Nous devons préserver la vie de nos concitoyens. Nous ne pouvons pas nous permettre de traiter notre personnel comme le fait l'ennemi. L'Ukraine est un État civilisé. Malheureusement, nous subissons des pertes mais nous sommes mentalement et consciemment différents de l'ennemi sur ce point également. Par conséquent, partout où la technologie peut être appliquée, nous devons le faire. L'être humain doit rester présent là où la flexibilité de réflexion est nécessaire, là où surviennent des situations inédites que l'intelligence artificielle est incapable de résoudre seule.
- Qu'est-ce qui empêche une introduction aussi rapide que possible des innovations sur le front ? Est-ce la bureaucratie, la logistique, ou peut-être d'autres facteurs cachés ?
- À mon avis, tout repose sur le facteur humain. Une personne peut être le principal moteur du changement, la cause des retards voire d'un recul. Qu'est-ce que je veux dire ? Quand le commandant ou le responsable est un leader, les technologies sont introduites beaucoup plus rapidement et produisent immédiatement des résultats. Si une personne craint les responsabilités ou manque de confiance en ses actions, aucune réforme n'aura d'effet. J'ai vu des unités et des directions entières qui en quelques semaines ont créé leurs propres solutions d'ingénierie – audacieuses, non conventionnelles – et qui ont parfaitement fonctionné. Mais j'ai aussi vu le contraire : des personnes qui ont attendu des mois qu'une initiative soit prise et qu'une solution soit proposée. Sur le champ de bataille moderne il n'y a pas de place pour les longues réflexions. Les décisions doivent être prises et appliquées rapidement.
Tout ce qui est utile et efficace doit être mis en œuvre. Les décisions doivent se compléter, s'intégrer et ne pas s'annuler mutuellement dans la lutte pour les intérêts particuliers. Les ambitions personnelles et les conflits en temps de guerre doivent être proscrits. Le résultat sur le front doit être la priorité.
« AUCUN PAYS NE POSSÈDE AUJOURD'HUI UNE TELLE EXPÉRIENCE AU COMBAT QUE NOUS »
- À quel niveau de prise de décision constatez-vous le plus de faiblesses ?
Dans l'armée, le commandant est responsable de tout et ainsi de suite verticalement. Il est difficile de dire à quel niveau ils sont les plus nombreux, car nous sommes en état de guerre prolongée ce qui entraîne non seulement un épuisement des ressources mais aussi une perte de potentiel humain et d'expérience du combat. C'est toutefois au niveau tactique au plus près du soldat que tout dépend fortement de la préparation des commandants : commandant de section, commandant de compagnie, commandant de bataillon. Et c'est précisément cette catégorie d'officiers entraînés qui nous fait le plus défaut aujourd'hui.
Cependant, aucun pays ne possède aujourd'hui une expérience du combat comparable à la nôtre. Nous tirons profit de l'expérience de nos partenaires en matière de processus, de normes et d'approches décisionnelles mais nous savons déjà mieux quelles décisions prendre. Et oui aujourd'hui ils se tournent déjà vers nous : de nombreux pays souhaitent apprendre de nous et nous y travaillons activement.
- L'armée peut-elle aujourd'hui se permettre des erreurs et où passe la frontière entre l'erreur et la négligence ?
- Tout le monde fait des erreurs : dans l'armée comme en dehors. Seuls ceux qui ne font rien ne font pas d'erreurs. Aujourd'hui, les erreurs font partie intégrante du combat et de la réalité. Il n'existe pas toujours de norme ou d'algorithme préétabli pour toutes les situations rencontrées sur le champ de bataille.
Cela s'applique aux unités de niveau inférieur, tant opérationnel que stratégique. De nombreux défis inédits auparavant se présentent et personne ne disposait de solutions toutes faites. C'est uniquement par l'expérimentation les tests et l'analyse que nous progressons. L'erreur fait donc partie intégrante du développement.
Mais la négligence est différente. La négligence consiste à enfreindre des règles ou des ordres établis, souvent gravés dans le sang. Or chacun sait que des actions incorrectes entraînent inévitablement des pertes ou d'autres conséquences graves. Surtout si cela conduit à la perte de territoires ukrainiens ou pire encore à la mort de personnes.
Nous analysons l'erreur et en tirons des conclusions. La négligence doit être stoppée dès les premiers signes. C'est une différence fondamentale. La négligence est un acte commis par un militaire, et elle engage sa responsabilité.
« POUR LE DÉVELOPPEMENT DES FORCES TERRESTRES, DES PROGRAMMES STRATÉGIQUES SONT NÉCESSAIRES POUR DE NOMBREUSES ANNÉES À VENIR ».
— Quelles sont les trois capacités des forces terrestres que vous souhaitez renforcer en priorité ?
- Le premier point est la qualité du personnel. Comme je l'ai déjà dit et qui fait partie intégrante de ma politique en matière de ressources humaines. Le deuxième est la formation. Une formation systématique et de haute qualité qui tienne compte de toutes les réalités du champ de bataille et de l'expérience du combat réel. Il s'agit de la formation des soldats des sous-officiers et de tous les niveaux de commandement, aux niveaux tactiques, opérationnel et stratégique. Le troisième pilier est la technologie. Le développement de toutes les technologies modernes : le développement des systèmes sans pilote, la guerre électronique, le génie, les systèmes de contrôle automatisés qui sont également extrêmement importants. Ce sont les trois piliers principaux que nous développons aujourd'hui.
- Selon vous, quelle est l'armée ukrainienne de demain ?
- Pour moi, l'armée de demain est une armée qui exploite pleinement la technologie et qui est capable de faire face à un ennemi numériquement supérieur. C'est une armée où chaque unité dispose de drones, de systèmes de guerre électronique, bref, d'un équipement complet et adapté pour accomplir ses missions et protéger son pays et sa population. Une armée dotée d'un corps de sous-officiers professionnels, gage de sa stabilité. Il s'agit d'une armée où le commandant prend des décisions en s'appuyant sur des informations en temps réel et où le système de contrôle permet une réaction rapide face à l'évolution de la situation. C'est une armée que chacun de nos partenaires stratégiques souhaite avoir comme alliée. Et c'est une armée qui face à une agression incitera tout ennemi potentiel à bien peser ses intentions avant d'attaquer.
- Et quelle devrait être la taille d'une telle armée ?
- La taille de l'armée ne devrait pas être déterminée par l'émotion, mais par une évaluation stratégique des menaces. Il faut tenir compte des défis auxquels nous pourrions être confrontés dans les années à venir, du niveau de danger que représentent les armées d'un ennemi potentiel. Tout doit reposer sur des calculs, des scénarios réalistes et des consultations avec nos partenaires. Il convient également de prendre en considération les capacités économiques de l'État.
- Quelles sont les solutions qui font le plus défaut aujourd'hui au niveau de l'État pour le développement des forces terrestres ?
- Les technologies modernes, les projets d'ingénierie, la formation, la logistique, un soutien financier adéquat et bien d'autres facteurs : tout cela ne peut se résumer à un seul budget. Des programmes stratégiques, conçus sur plusieurs années sont nécessaires.
Celui qui consacre sa vie à la défense du pays doit comprendre : quelles sont ses perspectives d'avenir comment sa carrière évoluera de quel soutien il bénéficiera pendant et après son service. J'ai étudié aux États-Unis, où l'on parle de grande stratégie – une stratégie à long terme, sur plusieurs décennies – qui consiste à utiliser judicieusement tous les moyens disponibles pour assurer la sécurité de la communauté. Et il est tout aussi important de s'y tenir de manière constante, et de ne pas changer de cap tous les deux ou trois ans.
« L’ENNEMI FRAPPE DÉCISIVEMENT LES LIEUX OÙ SE DÉROULE NOTRE ENTRAÎNEMENT MILITAIRE »
- Quelles sont les qualités d’un commandant que vous appréciez le plus ?
- Pour moi, les qualités les plus importantes d’un commandant sont l’endurance, la justice, le sens des responsabilités, l’honnêteté, la préparation et la capacité d’agir sous pression. Il est essentiel de pouvoir prendre des décisions dans des conditions difficiles, sous l’influence constante de l’ennemi, sans perdre le contact avec son unité. Un commandant doit être à l’écoute de ses subordonnés. Un subordonné doit pouvoir exprimer une suggestion, une remarque, en tenant compte de son expérience, de ses connaissances et de ses observations. Le commandant doit en tenir compte ou non au moment de prendre sa décision, mais appréhender la situation non seulement « de son point de vue », mais aussi à travers le regard de ceux qui exécutent directement la tâche, et comprendre l’impact que cela aura sur l’atteinte de l’objectif.
- Pourriez-vous donner des exemples de commandants ou d’unités qui répondent à ces critères ?
- Nous avons aujourd'hui de nombreuses unités qui font preuve d'un grand professionnalisme en matière de défense, d'opérations d'assaut, d'utilisation de l'artillerie, de systèmes sans pilote, de plateformes robotisées et d'autres types d'armements. Nous étudions leur expérience, la synthétisons et l'intégrons à l'entraînement. Je ne citerai cependant pas de brigades ou d'unités spécifiques. De nombreuses formations des Forces terrestres tiennent les positions les plus difficiles. Dans différentes directions, les conditions, les menaces et la pression ennemie varient.
Affirmer qu'une unité est « meilleure » et une autre « moins bonne » serait inexact, surtout lorsqu'il s'agit de celles qui opèrent dans des zones tout aussi difficiles. À mes yeux, toutes les unités qui combattent aujourd'hui méritent respect et soutien. La situation en Ukraine est très difficile, chacun le constate. Je suis reconnaissant à tous les soldats, du commandant au simple soldat en première ligne. Nous sommes unis, nous formons une seule et même équipe. Je leur suis extrêmement reconnaissant de ne pas se contenter de commentaires sur les réseaux sociaux, mais de défendre concrètement le pays, les armes à la main.
- Les forces terrestres ont-elles une stratégie pour protéger les personnes sur les terrains d'entraînement situés près des frontières bélarusse et russe ? Pourquoi, après tant d'incidents, les auteurs de ces actes de violence contre les victimes dans les centres d'entraînement n'ont-ils toujours pas été punis ?
- Plusieurs facteurs importants sont à prendre en compte. Tout d'abord, il est primordial de rappeler que la Russie est responsable de ces frappes. L'ennemi cible délibérément les lieux d'entraînement de nos forces armées. Chaque tragédie de ce genre est pour nous une source de douleur et nous oblige à tirer des conclusions précises.
Lorsqu'une frappe a lieu sur un terrain ou un centre d'entraînement, une commission d'enquête est immédiatement mise en place. Toutes les circonstances et les causes de ces conséquences sont examinées : l'organisation de l'entraînement, l'exécution des ordres de dispersion du personnel, l'utilisation des abris et des protections techniques. Si des responsables sont identifiés comme ayant entraîné des conséquences graves, notamment des décès outre des sanctions disciplinaires nous transmettons le dossier d'enquête aux forces de l'ordre et facilitons au maximum leur travail.
Par ailleurs, je tiens à être clair : la question de la discipline concerne non seulement les commandants, mais aussi chaque militaire. Le non-respect des consignes de dispersion, les rassemblements dans des lieux non autorisés, le non-respect des alarmes, l'utilisation des téléphones portables et le maintien de positions fixes augmentent tous les risques. Nous ne blâmons pas les combattants, mais il faut être honnête : le respect des règles de sécurité sauve des vies, tout comme les armures et les abris.
L'ennemi nous attaque constamment et nous minimisons les risques là où cela dépend de nous : nous modifions l'ordre des entraînements, lorsque cela est possible, nous effectuons une partie des exercices dans des abris et des structures profondes, nous renforçons la protection du génie, nous déployons les unités d'entraînement et nous révisons constamment les normes en tenant compte des tactiques ennemies et du retour d'expérience du combat réel.
- Quel devrait être le rôle du corps des sergents dans l'armée du futur ?
- Le corps des sergents devrait être le maillon central et le soutien. Le sergent devrait être la base de l'unité de combat. Dans les armées modernes du monde entier, ce sont les sergents qui assurent la discipline, l'ordre, la coordination des actions et le maintien de la capacité opérationnelle. Ils sont constamment proches du personnel, connaissent chaque combattant, ses forces et ses faiblesses. Le commandant se concentre davantage sur la gestion, l'interaction, le soutien et la planification. Le sergent, lui, est au contact des hommes au quotidien. Pour moi, un sergent devrait être à la fois un mentor, un organisateur et une personne vers qui un soldat peut se tourner pour obtenir de l'aide. Le corps des sergents est le fondement des Forces de défense.
« NOUS AVONS BESOIN DE PERSONNES QUI CHANGENT VRAIMENT LA SITUATION SUR LE CHAMP DE BATAILLE »
- Quelle a été la décision la plus difficile à prendre pour vous cette année ?
- Les décisions les plus difficiles concernent toujours les personnes, leur vie et leur santé. Il y a eu des situations où vous avez dû prendre des décisions très difficiles, parfois impopulaires. Elles sont prises avec difficulté et vous hantent longtemps. À cause de certaines d'entre elles, on passe des nuits blanches à repenser à la situation, à analyser ce qui aurait pu être fait différemment. Mais, malgré toutes les pressions internes, le commandant n'a pas le droit de douter. Même la décision la plus difficile doit être présentée à l'unité avec assurance tout en étant conscient des conséquences possibles. Car le personnel doit voir dans le regard du commandant sa capacité à assumer ses responsabilités.
- Et comment gardez-vous cette lucidité dans des circonstances psychologiques aussi difficiles, quand tout est en feu et qu'il faut prendre une décision rapide ?
- Seule l'expérience compte. Je suis constamment en situation de guerre depuis 2014. Il y a eu des pauses, mais elles étaient uniquement liées à des entraînements pour perfectionner ma propre technique. J'ai gravi tous les échelons, du chef d'état-major de brigade au commandant des forces terrestres pendant la guerre depuis 2014 et auparavant j'ai occupé alternativement des postes de commandement et d'état-major jusqu'à celui de chef de section. À chaque niveau, j'ai accumulé de l'expérience, ce qui m'aide aujourd'hui à garder mon sang-froid dans les moments les plus difficiles. Si l'on cède à ses émotions, si l'on prend des décisions uniquement en fonction de ses désirs (« je veux / je ne veux pas »), on n'y arrivera pas. Un commandant a le droit d'éprouver des sentiments mais il doit prendre ses décisions avec calme et maîtrise de soi.
- Que souhaiteriez-vous que la société ukrainienne sache et comprenne mieux du monde militaire, surtout en ce moment ?
- Je tiens à ce que notre peuple comprenne bien : les Forces armées sont un exemple représentatif de notre société. Les militaires sont des civils d'hier qui menaient une vie normale, avaient un travail, une famille et des projets et qui ont rejoint les rangs des Forces de défense parce que l'ennemi nous a attaqués.
Tant que les militaires assurent la défense du pays, les citoyens ont la possibilité de vivre normalement malgré les conditions anormales de la guerre : travailler, débattre, critiquer, aller au café, à des concerts, au cinéma. Il est important de comprendre que toutes nos habitudes quotidiennes perdurent tant que le soldat est au front.
Nous constatons actuellement une certaine division entre militaires et civils. Une partie de cette tension est due à la lassitude de la guerre mais une part importante est délibérément alimentée par l'ennemi au moyen de fausses informations, de manipulations et de campagnes de désinformation. Il est dans son intérêt que les Ukrainiens se querellent au lieu de s'unir contre l'agresseur.
Chaque Ukrainien doit comprendre que sans un renforcement de l'armée il nous sera très difficile de contenir l'ennemi et nous risquons de perdre l'État. Il est possible de se rendre consciemment dans les centres de recrutement, de choisir une unité, une spécialité et un type d'engagement. Tous n'osent pas le faire mais nous nous efforçons de les encourager à faire ce choix avec plus d'assurance. En tant que militaire je peux affirmer une chose : nous avons besoin de personnes capables de changer le cours de la guerre sur le champ de bataille et qui refusent que celle-ci atteigne leur ville ou leur foyer.
Maryna Chachkova