Olexandre Lytvynenko, président de l'Institut national des études stratégiques

La discorde et les conflits internes sont les plus grandes menaces pour la société ukrainienne

La semaine dernière, lors d’une réunion conjointe du Forum pour la coopération en matière de sécurité et du Conseil permanent de l’OSCE, Oleksandre Lytvynenko, président de l'Institut national des études stratégiques, a présenté un rapport sur les menaces hybrides. À la fin de la réunion, il a accordé une interview au correspondant d’Ukrinform pour parler des attaques des medias contre l’Ukraine, des perspectives de résolution du conflit dans le Donbass, du «référendum constitutionnel» en Russie, du mécontentement croissant des Russes face aux actions de leur gouvernement, et de la crise du coronavirus.

- Monsieur Lytvynenko, l'autre jour, le Service de renseignement extérieur d'Ukraine a publié une déclaration spéciale (ce qui est rare) selon laquelle les services spéciaux russes «continuent d'utiliser leur potentiel en Ukraine pour mener des opérations médiatiques contre l'État ukrainien», intensifiant «le travail multi-vecteur dans l'espace d'information ukrainien». Pouvez-vous clarifier ce qu'est cette multivectorité?

- Les services spéciaux russes ont toujours travaillé en Ukraine et continueront de le faire. Et les contrecarrer est la tâche principale du Service de sécurité de l’Ukraine.

Mais en réalité, ce sont nos querelles internes qui rendent les actions des services secrets russes vraiment dangereuses, plus précisément, parce qu’alors un facteur externe s'ajoute aux conflits internes.

Quel sens donner aux propos du service de renseignement extérieur, il faut le demander à ses dirigeants. Je suis convaincu qu’ils ont des motifs très sérieux pour de telles déclarations.

-Récemment, nous avons constaté un nombre croissant de calomnies sur l'ancien président Porochenko et son équipe, ainsi que sur l'actuel chef de l'Etat Volodymyr Zelensky et ses conseillers. Tout cela ne fait-il pas partie de la guerre hybride de l’information que mène la Fédération de Russie, dont le but est d'intensifier la confrontation au sein de la société ukrainienne?

- Je suis profondément convaincu que tout cela joue contre la sécurité nationale de l'Ukraine. Peu importe d'où ça vient. Mais il faut aussi comprendre que blâmer, c’est la chose la plus simple. Il est beaucoup plus difficile et important de développer et de prendre des mesures pour empêcher la répétition de ces incidents déplorables, ainsi que pour punir les responsables des fuites d’information secrète, si elles se sont produites.

- Globalement, quel est l'objectif stratégique de la Russie dans sa politique à l'égard de l'Ukraine?

- Quatre objectifs principaux au moins peuvent être identifiés à partir de l'analyse des documents stratégiques de la Russie. Le premier est d'empêcher l'adhésion et le rapprochement de l'Ukraine avec l'OTAN et l'UE, le second est de consolider l'Ukraine dans la zone tampon entre l'OTAN et l'UE d'une part, et la Russie d'autre part, et le troisième est de restaurer et de renforcer l'influence de la Russie dans les centres politiques, économiques, militaires et autres domaines en Ukraine. Et enfin, celui de forcer l'Ukraine à reconnaître l'occupation de la Crimée et ainsi se débarrasser du rôle de l'agresseur.

Pour ce faire, la Russie utilise pratiquement l'ensemble complet des outils du pouvoir national: politiques, économiques, médiatico-psychologiques et cybernétiques et, bien sûr, militaires.

- Les pourparlers de paix avec la Russie au sein du Groupe de contact tripartite continuent de déraper. Des progrès sont-ils possibles dans le cadre du processus de Minsk dans son format actuel?

- L'Ukraine reste attachée aux accords de Minsk, qui ont été signés en septembre 2014 et en février 2015. Cependant, ces accords doivent être adaptés aux réalités présentes. Après tout, cinq ans et cinq mois se sont écoulés depuis la signature, et pendant tout ce temps, la concurrence dans le processus de négociation se poursuit.

Dans le même temps, les accords de Minsk ont ​​contribué à réduire l'intensité des hostilités et mis un terme à la phase active de l'affrontement. En outre, grâce au processus de négociation de Minsk, l’Ukraine a été en mesure de s’attaquer aux problèmes humanitaires, depuis l’approvisionnement en eau jusqu’à l’échange de détenus.

- Et à quoi devrait ressembler cette adaptation de Minsk?

- Des points formels et actuels doivent être pris en compte. Premièrement, si nous relisons l'ensemble des mesures pour mettre en œuvre les accords de Minsk de 2015, nous serons convaincus que les dates fixées par celui-ci sont dépassées depuis longtemps.

Deuxièmement, il y a la question d'une mission internationale de maintien de la paix dans le Donbass. Mais les accords de Minsk n'en disent rien.

Troisièmement, il est nécessaire de reconsidérer l’enchaînement des étapes, le calendrier et les conditions de la tenue des élections locales, le rétablissement du contrôle de l'Ukraine sur la frontière, la fixation légale de l'ordre spécial d'autonomie locale dans l'ORDLO, etc. Beaucoup de choses doivent être clairement énoncées.

- Dans le même temps, dans le contexte de l'absence de progrès dans les négociations de la part de la Russie, à Moscou retentissent des appels pour la reconnaissance des soi-disant République populaire de Donetsk (RPD) et République populaire de Louhansk (RPL) ou pour l'adhésion de ces territoires à la Russie. Est-ce une tentative d'influencer la position ukrainienne dans les pourparlers de paix, ou le Kremlin envisage-t-il vraiment la possibilité d'annexer ces territoires ukrainiens?

- C'est un facteur d’influence de la position politique de la délégation ukrainienne au sein du groupe de négociation.

Mais je voudrais souligner que la délégation ukrainienne, pour autant que je sache, d'une part, reste attachée aux accords de Minsk et, d'autre part, ne fera aucun compromis qui serait contraire aux intérêts nationaux de notre État.

À mon avis, il existe trois scénarios possibles pour le développement des événements dans le Donbass.

Le premier, appelé de manière convenue le scénario «abkhaze»: la Russie reconnaît ces deux formations quasi-étatiques, les soi-disant «RPD» et «RPL». Et certaines mesures sont déjà prises dans ce sens, par exemple la même distribution massive de passeports russes, déjà délivrés pour plus de 200 000 personnes. Et puis la disposition de la constitution de la Fédération de Russie sur la «protection des compatriotes» peut être impliquée.

Le deuxième scénario est celui, pour ainsi dire, du Haut-Karabakh, avec des hostilités de faible intensité et des escalades périodiques.

Le troisième est de parvenir à un accord pour mettre en oeuvre la réintégration en toute sécurité des territoires occupés, autrement dit, sur la base des intérêts nationaux de l'Ukraine. Nous mettons tout en œuvre pour y parvenir, mais la paix dépend de la position de la Russie. Ce qui sera précisément choisi au Kremlin, nous verrons.

- Vous avez évoqué les scénarios abkhaze et karabakh, et qu'en est-il du modèle transnistrien? N'est-ce pas là l'objectif de la Fédération de Russie: «remettre », selon leurs conditions, les «RPD» et «RPL» dans une Ukraine déjà «fédéralisée».

- Savez-vous pourquoi ce ne peut pas être le scénario transnistrien? Parce que la guerre là-bas n’a duré que quelques mois, et depuis l'automne 1992, il n'y a pas eu de combats. Or en Ukraine, il y a eu des combats d'abord assez intenses, mais maintenant de faible intensité. Et, deuxièmement, la Transnistrie ne borde pas la Russie.

Oui, Moscou continue d'œuvrer pour maintenir son influence dans ces territoires et forcer l'Ukraine à les réintégrer selon ses propres conditions, russes. Mais cette approche est inacceptable pour l'Ukraine, car elle ne garantit pas un scénario de base pour une réintégration en toute sécurité, celle qui ne remettra pas en cause la préservation de nos intérêts, en particulier le maintien de la souveraineté de l'État.

- La menace d'une reprise des hostilités à grande échelle contre l'Ukraine par la Russie a récemment été à nouveau activement débattue. Quelles sont vos estimations et vos prévisions à cet égard?

- Tout d'abord, cette question concerne les forces armées et les agences de renseignement ukrainiennes. Je suis convaincu qu'ils font leur travail et sont prêts à toute évolution, y compris une offensive ennemie à grande échelle.

En effet, au cours des cinq dernières années, les Russes ont formé un regroupement puissant le long des frontières avec l'Ukraine et dans la Crimée occupée. En même temps, ils mettent davantage l'accent sur l'utilisation des outils de renseignement et cherchent à semer le désaccord à l'intérieur de notre société.

Récemment, il y a eu une certaine intensification de cette activité. Elle peut être renforcée par l'intensification des hostilités dans le Donbass. Mais, à mon avis, il s'agit plutôt d'une tentative d'influencer l'Ukraine concernant le processus de Minsk.

À mon avis, il y a une forte probabilité que la Russie ne procède à une invasion à grande échelle que si elle peut la «vendre» aux Européens et aux Américains comme une «action humanitaire». Si nous avons le chaos, la déstabilisation sociopolitique, les conflits internes, les Russes peuvent dire qu'ils «viennent pour rétablir l'ordre». Cela devrait également être précédé d'une puissante campagne d'information, de cyberattaques, etc.

- Le 1er juillet, les Russes ont voté des amendements à la constitution, qui ont ouvert la voie à une nouvelle réélection de Poutine. Était-ce l’objectif principal de ce «référendum constitutionnel»?

- Je pense que ce référendum a résolu de nombreuses questions. Tout d'abord, les amendements ont ouvert la voie à deux nouvelles réélections de Poutine. Des mécanismes juridiques de politique étrangère agressive ont également été mis en place. Cela vaut en particulier pour les amendements relatifs à la protection des compatriotes, ainsi que pour empêcher le transfert des territoires de la Fédération de Russie. Cela crée une garantie juridique contre le retour de la Crimée en Ukraine.

Aujourd'hui, les politiciens russes affirment généralement que même les déclarations selon lesquelles la Crimée n'est pas russe devraient être assimilées à de l'extrémisme. À propos, cela ouvre la voie à une escalade encore plus grande des relations avec l'Occident et le monde.

De nombreux amendements concernaient la légalisation de la politique conservatrice actuellement mise en œuvre par les dirigeants russes. À mon avis, ces changements à la constitution sont une transformation assez sérieuse. Et il ne s'agit pas seulement de perpétuer Poutine au pouvoir, mais aussi d'un changement sérieux de régime: il devient beaucoup plus dur, perd ses marques d'hybridité et acquiert des traits encore plus autoritaires.

- Prévoyez-vous une augmentation du sentiment de protestation en Russie en raison de la détérioration de la situation économique? Des manifestations antigouvernementales de masse sont-elles possibles et quel pourrait être leur déclencheur?

- Vous pouvez voir par vous-même ce qui se passe à Khabarovsk…Il peut y avoir des protestations, mais je ne pense pas qu'elles seront très sérieuses. Si Poutine répond, assure la poursuite d’une politique étrangère pertinente, alors le peuple russe soutiendra son leader.

Bien que la particularité des systèmes autoritaires soit que tout peut arriver de manière totalement imprévisible. Comme ce fut le cas avec la révolution de février 1917, beaucoup s'attendaient à un changement, mais pratiquement personne n'aurait pu imaginer que l'empire cesserait d'exister si rapidement. Là, c’est pareil, tout peut arriver dans longtemps ou bien très rapidement. Mais quelle sera la nature du régime russe après Poutine? Il n’est pas sûr qu’il soit plus libéral. Plutôt le contraire.

-Parlons du coronavirus. La pandémie a touché tout le monde et continue d'affecter notre vie quotidienne. Y a-t-il des prévisions de durée et de fin?

- En ce qui concerne la fin de la pandémie, il vaut mieux se tourner vers les épidémiologistes. Le virus restera probablement avec nous pour toujours, mais progressivement, nous développerons une immunité collective, des médicaments apparaîtront et nous nous adapterons d'une manière ou d'une autre à la vie dans de nouvelles conditions.

- Avez-vous calculé les pertes économiques que l'Ukraine a déjà subies à cause du Covid-19? Et comment le pays peut-il sortir correctement du confinement?

- Comme le montrent les chiffres des dernières semaines, nous avons atteint un certain plateau. Je pense qu’il faut tout simplement respecter les mesures de confinement et les recommandations des médecins. Bien entendu, la pandémie a causé des dommages importants à notre économie. Mais maintenant, beaucoup dépend de la façon dont nous tirerons parti de la situation. Par exemple, le déficit de notre balance des paiements - c'est-à-dire acheter plus que nous vendons - s'est considérablement réduit parce que les importations ont diminué beaucoup plus que les exportations. Et c'est une tendance positive.

- La démission du président de la Banque nationale Yakiv Smoliy, qui a déclaré que des pressions s’exerçaient sur la direction de la Banque, aura-t-elle des conséquences sur la coopération de l'Ukraine avec le FMI? L'Ukraine pourra-t-elle se passer de nouveaux prêts du FMI?

- J'espère que la Banque nationale continuera à remplir efficacement sa fonction constitutionnelle - maintenir la stabilité de la monnaie nationale. La coopération avec le FMI se poursuivra-t-elle? Je le pense. Bien sûr, il vaudrait mieux ne pas contracter de prêts si on peut s’en passer. Mais ce n'est pas la situation actuellement.

Assurer le développement social doit être notre priorité. L’Ukraine reste l’un des rares pays à ne pas avoir renforcé son économie au cours des 30 dernières années, mais bien au contraire, à l’avoir affaiblie.

- Quelle menace considérez-vous comme la plus grande pour la société ukrainienne?

- La discorde au sein de la société et la faiblesse des institutions publiques. C'est une menace interne. La Russie est certainement une menace extérieure majeure, mais Moscou profite de nos faiblesses internes.

Et je dirais le retard, le manque de développement - si nous ne nous développons pas rapidement, rien ne nous aidera. Nous devons avancer, et pour cela nous devons développer un consensus public de base minimum. Si nous sommes en contestation permanente les uns avec les autres sous des prétextes différents, si un Ukrainien devient l'ennemi d'un Ukrainien, alors nous n'avons pas besoin d'ennemis extérieurs. Nous allons nous vaincre avec beaucoup de succès.

- La contestation autour de quoi? Après tout, il y a beaucoup de questions qui peuvent nous amener à nous quereller....

 En fait, quelle importance, les raisons de nos luttes les uns contre les autres?

- C’est sur une note très pessimiste que nous terminons cet entretien.

- Eh bien, nous avons ce que nous avons, comme l'a dit notre premier président.

Vassyl Korotky, Kyiv-Vienne

Photo : Pavlo Bahmout, Yuriy Illyenko

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