Carina Ödebrink, rapporteuse spéciale de l’AP-OSCE, députée du Riksdag suédois

 Je veux croire que Poutine répondra de l’enlèvement des enfants ukrainiens devant la justice à La Haye

Lors de la session annuelle de l’Assemblée parlementaire de l’OSCE, qui s’est achevée le 3 juillet à Porto, la députée suédoise Carina Ödebrink a présenté un rapport consacré à l’enlèvement massif d’enfants ukrainiens par la Russie, à leur déportation, leur adoption forcée, et à l’effacement délibéré de leur identité nationale — avec, comme elle l’a souligné, « la participation directe des plus hautes autorités du Kremlin ».

Ce document contient aussi une série de recommandations adressées à l’Assemblée parlementaire, qui, selon la députée, « doit agir de manière plus ferme pour faire appliquer les décisions prises lors des déclarations annuelles sur la question des enfants ukrainiens ».

Dans cet entretien accordé à Ukrinform, Carina Ödebrink évoque les répercussions politiques de son rapport, les mécanismes possibles pour faire revenir les enfants déportés, la nécessité de renforcer les sanctions contre la Russie, et pourquoi aucun accord de paix ne doit ignorer cette tragédie.

EN VOLANT SES ENFANTS, LA RUSSLE VENT PRIVER L'UKRAINE DE SON AVENIR 

– Madame Ödebrink, vous êtes rapporteuse spéciale du groupe de soutien parlementaire à l’Ukraine au sein de l’AP-OSCE. Pouvez-vous nous parler de votre mandat et des priorités de votre travail ?

– L’an dernier, la présidente de l’Assemblée m’a nommée rapporteuse spéciale pour le groupe de soutien parlementaire à l’Ukraine. J’exerce ce mandat en parallèle de mon rôle au sein de la Troisième Commission, qui travaille sur les questions de démocratie, de droits humains et d’humanitaire.

Mon axe de travail principal est l’enlèvement et la déportation d’enfants ukrainiens par la Russie.

Mais je tiens aussi à attirer l’attention sur la situation des femmes en Ukraine. La violence sexuelle est utilisée comme arme de guerre, et aussi comme expression de violences fondées sur le genre. Par exemple, certains hommes rentrés du front avec un trouble de stress post-traumatique (TSPT) peuvent devenir violents au sein de leur propre foyer.

Cela dit, le rapport que j’ai présenté à la session annuelle de Porto se concentre uniquement sur les enfants déportés.

– Merci d’avoir mis au cœur de votre travail la question de l’enlèvement des enfants ukrainiens par la Russie. Ce sont des crimes que le monde ne doit pas oublier. Quel rôle votre rapport peut-il jouer dans la mobilisation de la communauté internationale ? Et que peut faire l’AP-OSCE pour aider l’Ukraine à récupérer ces enfants et à traduire les responsables en justice ?

– Mon objectif avec ce rapport est de faire prendre conscience de l’ampleur de la situation et d’envoyer un signal clair au sein de l’OSCE – y compris au segment gouvernemental de l’organisation, qui est fondamental. L’OSCE a déjà publié quatre rapports dans le cadre du « mécanisme de Moscou », dont un porte précisément sur les enfants déportés.

Je pense que mon rôle est de faire progresser ce travail. En collaboration avec l’Ukraine – car c’est à elle d’en prendre l’initiative – on pourrait lancer un nouveau rapport exclusivement centré sur ce problème, toujours dans le cadre du mécanisme de Moscou.

Plusieurs organisations travaillent déjà sur le sujet : l’ONU, le Conseil de l’Europe, l’Union européenne, et bien sûr l’initiative du président Zelensky Bring Kids Back UA. Mais selon moi, il faut mieux coordonner les efforts. Oui, il faut prendre des décisions, rédiger des rapports, etc., mais il faut aussi passer à l’action, pas seulement en parler.

J’espère que mon travail contribuera à renforcer la pression sur la Russie, pour qu’elle arrête ces enlèvements, et incitera les autres États membres de l’OSCE à soutenir activement l’Ukraine.

Et pas seulement à court terme. Ce n’est pas un problème qui se résoudra rapidement. C’est un enjeu qui restera crucial pendant des décennies.

Ces enfants, ce n’est pas seulement l’avenir de l’Ukraine aujourd’hui. C’est l’avenir de l’Ukraine après la guerre.

Et vous savez… l’enlèvement et la déportation d’enfants, c’est à mes yeux l’un des crimes de guerre les plus graves.

Si votre but est de détruire le futur d’un pays, le moyen le plus efficace, c’est de lui voler ses enfants.

Et c’est exactement ce que fait la Russie.

Je veux croire que Poutine répondra de l’enlèvement des enfants ukrainiens devant la justice à La Haye

– Dans votre rapport, vous soulignez qu’il ne s’agit pas seulement d’enlèvements physiques, mais d’une tentative organisée d’effacer l’identité ukrainienne de ces enfants. Peut-on parler de génocide, notamment au regard de la définition juridique du transfert forcé d’enfants d’un groupe national à un autre ?

– Oui, je pense que nous pouvons parler de génocide.

Les mandats d’arrêt émis par la Cour pénale internationale à l’encontre de Vladimir Poutine et de la commissaire russe aux droits de l’enfant, Maria Lvova-Belova, montrent à quel point ces actes sont graves.

Ce dont il est question ici, c’est non seulement de l’effacement de l’identité propre à chaque enfant, mais aussi de l’identité de tout un peuple. C’est pourquoi il est essentiel que le monde – et notamment l’Occident – continue à soutenir l’Ukraine, pour qu’elle puisse gagner cette guerre.

Car sans victoire de l’Ukraine, cette guerre ne s’arrêtera pas.

Et ce soutien doit durer au-delà du présent : il faudra l’assurer à long terme, dans les domaines de la santé, du soutien psychosocial, de l’éducation… Ce sont ces enfants, cette jeunesse, qui reconstruiront l’Ukraine après la guerre.

– Vous insistez aussi sur le caractère systémique de ces crimes, coordonnés par les plus hautes instances du Kremlin. Quel rôle personnel attribuez-vous à Vladimir Poutine dans cette organisation, et croyez-vous à une éventuelle comparution devant la justice internationale ?

– Oui, j’y crois fermement. Et je dois y croire – car perdre cette espérance serait profondément destructeur.

Aujourd’hui, nous avons tant de raisons d’être inquiets : la guerre d’agression menée par la Russie contre l’Ukraine, les tensions au Moyen-Orient, les menaces très réelles qui pèsent sur l’ordre international fondé sur des règles.

Dans ce contexte, nous devons continuer à faire confiance à nos institutions internationales.

Le fait que la Cour pénale internationale ait émis des mandats d’arrêt contre Poutine et Lvova-Belova est extrêmement important. Nous devons soutenir cette décision. Si nous ne le faisons pas, alors nous risquons de devenir complices par notre silence.

Bien sûr, c’est un processus complexe. Et chaque jour qui passe, ces enfants déportés perdent un peu plus d’eux-mêmes : on leur donne de nouveaux noms, une nouvelle identité, on leur interdit de parler ukrainien…

Une seule année dans la vie d’un enfant, c’est énorme. Et je pense que Poutine le sait très bien. Plus ils restent là-bas, plus ils oublient d’où ils viennent. Et cela, c’est terrifiant.

Mais il ne faut pas non plus oublier les 1,7 million d’enfants qui vivent encore dans les territoires occupés, avec leurs familles. Eux aussi subissent profondément les effets de cette guerre.

Même si mon rapport se concentre sur les enfants déportés, il est essentiel de garder en tête que tous les enfants ukrainiens souffrent.

 Il faut soutenir le travail de la Yale Humanitarian Research Lab

– Dans votre rapport, vous soulignez que l’un des grands obstacles est le manque d’informations de la part de la Russie, qui refuse de révéler le nombre d’enfants déportés ou l’endroit où ils se trouvent. En plus, elle modifie souvent leurs données personnelles. Quelles solutions peut-on envisager pour identifier ces enfants et localiser leur lieu de détention ?

– En mai dernier, j’ai participé à un séminaire à Helsinki, organisé par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Lors de cette rencontre, un représentant du Laboratoire de recherche humanitaire de l’Université de Yale est intervenu. Leur expertise dans l’analyse de données a joué un rôle clé dans l’identification de nombreux cas d’enfants enlevés.

Malheureusement, la nouvelle administration américaine a réduit le financement de certains de leurs projets, y compris celui-ci. Et pourtant, le travail de Yale est absolument essentiel, car la Russie ne transmet aucune donnée.

À mon sens, il faut soutenir activement ce type d’initiatives. Ce sont des travaux critiques, qui doivent pouvoir continuer.

– Est-ce que l’Assemblée parlementaire ou ses États membres – comme la Suède, par exemple – pourraient envisager de financer ces recherches ?

– Je sais que Nathaniel Raymond, du laboratoire de Yale, s’est rendu en Suède peu de temps avant cette réunion à Helsinki.

Je crois qu’ils essaient activement d’ouvrir un dialogue avec différents pays pour obtenir un soutien à leur mission.

Et je suis convaincue que les gouvernements devraient soutenir ce laboratoire, car ils disposent des outils et des méthodes nécessaires pour identifier les enfants ukrainiens.

Je ne suis pas certaine qu’il soit pertinent de créer des structures similaires ailleurs. En revanche, il est crucial de soutenir ce qui existe déjà et fonctionne.

– Quel rôle les grandes organisations internationales comme l’UNICEF ou le CICR peuvent-elles jouer, selon vous ? Avez-vous déjà eu des contacts avec elles dans le cadre de votre travail ?

– Je n’ai pas encore eu d’échange direct avec ces organisations. Mais j’ai participé à plusieurs conférences où il y avait des représentants d’ONG et d’organismes humanitaires, dont certains travaillent avec l’UNICEF et le CICR.

J’ai pu échanger avec eux et écouter leurs témoignages.

À l’avenir, je souhaite renforcer cette coopération – que ce soit en Ukraine ou ailleurs – pour intensifier nos efforts en matière d’identification et de retour des enfants ukrainiens.

Et vous savez, je suis déjà venue en Ukraine en début d’année, avec le soutien de l’AP-OSCE. Mais j’ai très envie d’y retourner, avec cette fois un objectif très clair : celui des enfants.

Les sanctions fonctionnent : il faut aller plus loin pour arrêter l’enlèvement des enfants 

– L’un des points de votre rapport demande à Moscou de fournir une liste complète des enfants enlevés et d’assurer leur retour. Mais concrètement, comment contraindre la Russie à livrer ces informations ? Est-ce que des sanctions spécifiques pourraient y contribuer ?

– Oui, absolument.

Je pense que l’Assemblée parlementaire doit envoyer un signal clair à la dimension gouvernementale de l’OSCE.

Une des pistes serait, si l’Ukraine le juge utile, de lancer un nouveau rapport dans le cadre du Mécanisme de Moscou.

Mais surtout, je suis convaincue que l’outil le plus efficace reste un durcissement des sanctions contre la Russie.

Par exemple, en Suède comme dans d’autres pays, on discute beaucoup actuellement de la flotte fantôme russe. Il est impératif d’agir aussi dans ce domaine.

Tant que la Russie peut générer des revenus, elle peut financer cette guerre – et avec elle, la déportation d’enfants ukrainiens.

C’est pourquoi il faut des sanctions fortes, ciblées et efficaces.

On sait d’ailleurs que les sanctions peuvent produire des résultats.

Prenons la Biélorussie, qui a soutenu l’invasion russe. D’après mes informations, après l’imposition des sanctions, plusieurs camps et structures dans lesquels des enfants ukrainiens avaient été transférés ne sont plus en activité aujourd’hui.

C’est une preuve concrète que les sanctions peuvent faire la différence.

 Le retour des enfants doit être au cœur de tout processus de paix

– Vous insistez aussi dans votre rapport pour que tout processus de paix ou cessez-le-feu inclue un plan clair pour le retour et la réintégration des enfants ukrainiens déportés. Que peut faire concrètement l’Assemblée parlementaire pour garantir cela ? Et comment convaincre les acteurs internationaux de ne pas ignorer cette exigence ?

– Il faut ramener cette question sans cesse sur la table.

Chaque fois qu’on entend parler d’éventuelles négociations entre la Russie et l’Ukraine – que ce soit avec la participation des États-Unis ou d’autres médiateurs – on doit insister pour que le sort des enfants soit inscrit à l’ordre du jour.

Il est inacceptable qu’on puisse conclure une paix, ou même un cessez-le-feu temporaire, en laissant cette question de côté.

On ne peut pas se contenter de dire : « C’est tragique, bien sûr, mais tournons la page ».

Non. La question des enfants doit rester au centre de toute discussion, à chaque étape.

– Parmi toutes les recommandations de votre rapport, laquelle considérez-vous comme la plus urgente à mettre en œuvre ?

– Comme je l’ai déjà dit, assurer le financement du laboratoire de recherche humanitaire de Yale est pour moi une priorité absolue.

Leur travail est indispensable pour identifier les enfants et localiser les lieux où ils sont détenus.

Mais un autre axe tout aussi crucial, c’est le soutien au système de santé et de protection sociale ukrainien, en particulier pour offrir un accompagnement psychosocial.

À Helsinki, j’ai échangé avec la défenseure des droits de l’enfant de Finlande. Elle m’a dit combien ce défi est immense : aider les enfants à surmonter les traumatismes – maintenant et après la guerre.

La mobilisation en faveur des enfants ukrainiens est forte, que ce soit à l’OSCE ou dans d’autres organisations internationales.

Mais je suis convaincue qu’il faut mieux coordonner les efforts, renforcer la coopération, et agir concrètement, notamment en continuant à renforcer les sanctions contre la Russie.

Quand je rentrerai en Suède, j’ai l’intention de rencontrer notre ministre des Affaires étrangères, de lui exposer ces questions, et de plaider pour des actions continues et concrètes.

Il est absolument essentiel de maintenir ce sujet à l’ordre du jour, et de mettre les enfants au premier plan – toujours.

Photo: OSCE Parliamentary Assembly