Iryna Tsilyk, la réalisatrice du film «The Earth Is Blue as an Orange»
Le titre du film exprime l'essence surréaliste de la vie en première ligne.
vidéo 11.02.2020 09:45

La réalisatrice Iryna Tsilyk n'a pas encore eu le temps de se remettre d'un changement de fuseau horaire, que nous lui avons demandé une interview car c'est vraiment un événement sympa pour le cinéma ukrainien: son premier long métrage, «The Earth Is Blue as an Orange» a reçu le prix du meilleur réalisateur dans la catégorie du documentaire mondial au Sundance Film Festival aux États-Unis!

- Iryna, je vous félicite pour un début si réussi et un prix si prestigieux! Tous les Ukrainiens sont très heureux pour vous, mais si je comprends bien, cette récompense, vous la souhaitiez, bien sûr, mais elle est aussi tout à fait inattendue?

- Oui, il me semblait que des festivals de ce niveau, ça n’arrivent qu’aux autres, alors que moi je vis dans un monde parallèle. Par conséquent, en fait, pour moi, tout cela est assez inattendu.

Bien que l'équipe et moi ayons passé plus de deux ans sur ce projet, et que, bien sûr, je voulais que notre résultat soit apprécié. Mais les événements de la semaine dernière, quand nous avons remporté le prix du meilleur réalisateur dans la catégorie du documentaire mondial Sundance, eh bien, honnêtement, c'est un cadeau du destin inattendu.

- C’est un sujet très compliqué à traiter, car il s’agit un film documentaire sur les événements qui se passent dans la zone de guerre et sur des personnes réelles qui vivent dans ces conditions difficiles.

- A cette époque, je n'avais que très peu d'expérience dans le domaine du film documentaire. Avant cela, je n’avais tourné que deux courts documentaires pour l'almanach du film « Le Bataillon invisible», donc je ne savais pas très bien comment filmer des personnes réelles. Autrement dit, toute la période de travail sur ce film est aussi l'histoire de mes propres métamorphoses en tant que réalisatrice, car j'ai dû rapidement apprendre de mes propres erreurs, rapidement les corriger et mûrir.

Mais tout de même, cela n'a pas fonctionné tout à fait comme prévu à l'origine. Par exemple, nous avions prévu de faire un film sur le projet «Le Bus jaune», cependant j'ai décidé par la suite de ne pas faire un portrait de groupe, mais de me concentrer uniquement sur l'histoire d'une famille. Il se trouve que deux jeunes filles, Myroslava et Nastia, que j'ai rencontrées dans le «Le Bus jaune», m'ont invitée, moi et l'équipe de tournage, chez elles à Krasnohorivka. Et nous avons réalisé que leur famille, unique, méritait tout un film.

- Pourriez-vous nous en dire plus sur le projet «Le Bus jaune», s’il vous plaît?

- C'est un projet très cool, que j'admire et auquel j'ai également un peu participé. Son essence réside dans le fait que différents cinéastes ukrainiens professionnels se sont réunis pour apprendre à des enfants qui vivent dans la zone du conflit dans le Donbass à faire du cinéma. Il me semble que c'est une très, très bonne idée: certains leur apportent de l'aide humanitaire, des produits, des jouets, de l'argent et d’autres leur apportent des connaissances.

À quoi cela ressemble? Les professionnels viennent dans des camps de formation cinématographique, apportent du matériel (qui leur est donné gratuitement à des fins si honorables) et les enfants passent par toutes les étapes de la production d’un film en mode express.

Tout d'abord, ils écoutent de courtes conférences sur les bases du théâtre et de la mise en scène, découvrent qui fait quoi sur le plateau, puis ils inventent, écrivent un script, partagent les rôles, tournent, montent, organisent une première, par exemple, dans leur école. Et pendant ces 10 jours, ils vivent des changements très profonds.

J'ai vu comment des adolescents qui sont venus chez nous pour la première fois et qui ne se connaissaient même pas se sont transformés en une équipe! Ensemble ils ont créé quelque chose par eux-mêmes et pouvaient ressentir de la fierté et se distraire de la guerre qui les entourait. Tout cela provoque d'étranges sensations, car en général, la guerre est pour eux une routine à laquelle ils sont habitués, et ils essaient même de ne pas y prêter attention jusqu'à ce qu'elle les affecte personnellement. Le cinéma est magique, et c'est très bien que le «Le Bus jaune» leur ouvre des portes vers d'autres mondes et ils voient d'autres opportunités à venir.

Certains de ces enfants sont déjà inscrits dans des écoles de professions du cinéma, notamment Myroslava, l’héroïne de notre film.

- Est-ce la jeune fille qui vous a invitée chez elle et a changé le cours de l'histoire pour le tournage de ce film?

-Il se trouve que Myroslava et sa sœur Nastia sont allées plusieurs fois dans ces camps et ont rapporté chez elles leur nouvelle passion. Toute la famille, la maman célibataire Hanna et ses quatre enfants, y ont pris du plaisir et cela s’est transformé en un film de production familiale.

La maman a appris le montage et elle a commencé à aider ses enfants. Ils ont commencé par filmer des vidéos courtes, puis ont décidé de faire un court métrage sur leur vie pendant la guerre. Et c'est dans notre film que l'on voit comment ils le tournent.

- Lorsque le prix vous a été remis, le membre du jury a déclaré: « Un prix pour une cinéaste qui pratique un sens élégant de la retenue». Que voulait-il dire par là?

- J'ai bien peur qu’il faille le demander à ce membre du jury (rires). Mais, je pense, il s'agissait du fait que dans l’ensemble nous avons essayé t de raconter l'histoire de nos héros avec beaucoup de délicatesse et avons choisi la voie du documentaire d'observation.

Il me semble que ce qui accroche le plus le public c’est le fait que le thème de la guerre en Ukraine est présenté dans notre film dans une perspective quelque peu inattendue. Parce que la guerre en tant que telle n’est pas très présente dans le film. Elle sert de toile de fond, mais l'accent est mis sur ces petites gens inconnues et invisibles pour le grand monde, mais qui sont très courageuses et survivent dans ces conditions difficiles. Et elles ne font pas que survivre, mais se battent activement et même joyeusement pour préserver en elles leur amour de la vie, l’humanité et de bonnes relations. J'ai été très impressionnée par cela.

Il s'avère que tout ce que savent sur le Donbass la plupart des gens en Ukraine et dans le monde, c'est juste qu'il y a la guerre, la saleté, la mort, le découragement. Mais il y a encore des personnes qui y vivent. Et, malgré le fait que la société y est très fragile et divisée en différents groupes aux vues polaires, il y a des gens très positifs parmi eux, par exemple, comme nos héros.

Je ne sais pas si mon objectif était de montrer cet autre Donbass, mais je suis contente qu'à la fin le film fasse rire et pleurer le public. Et bien sûr, je me demandais si les Américains comprendraient cela et s'ils le ressentiraient. Je pense que c’est réussi.

- Combien de temps avez-vous tourné et où exactement?

- Nous avons filmé cette famille pendant un an, nous sommes allés chez eux de très nombreuses fois, nous étions tout simplement «sur leur dos», habitions pendant de longues périodes dans leur maison.

Ils nous attendaient, bien qu'ils soient parfois lassés du tournage, mais quelques temps plus tard, ils s’enflammaient à nouveau.

Nous avons tourné principalement à Krasnohorivka, c'est une petite ville sur la ligne de démarcation, un peu à Avdiivka, un peu à Kurakhovo et un peu à Kyiv. Parce qu'une de nos héroïnes, Myroslava, est entrée dans une école de cinéma à Kyiv, et c’était aussi la ligne du film que nous suivions.

- Vous êtes actuellement en relation avec cette famille? Vous vous sentez peut-être comme les membres d’une même famille?

- Bien sûr! Il me semble qu’il est difficile de faire un documentaire sur des héros que vous admirez et ne pas devenir ami. Comment pourrait-on le cœur léger les laisser partir et les oublier?

Nous avons fusionné, et en fait, rien n'est terminé. Malgré le fait que le film soit achevé, nous avons encore une grande histoire de festivals à venir, et je veux vraiment que toute la famille voyage avec nous.

Myroslava est la seule de la famille qui a pu venir avec nous à Sundance et pour elle, c'était un grand événement. Pour une étudiante de deuxième année, assister à l'un des festivals les plus emblématiques du monde est une expérience très cool! Elle a été impressionnée et maintenant elle est pleine d'émotions.

Nous voulons que tous les enfants participent aux autres festivals. Je voulais aussi, et je veux toujours, que leur mère voyage avec nous, mais il y a des circonstances inattendues, elle se prépare à devenir maman pour la cinquième fois, donc les festivals attendront un peu.

- Est-ce que les membres de cette famille se sentaient acteurs? Il s'agit d'un documentaire sur eux et ils devaient être aussi naturels que possible, ne pas jouer, mais quand même - comment ne pas jouer quand il y a un tas de caméras et d'étrangers à proximité?

- Voilà un point intéressant, car en fait nos héros ont la particularité de savoir ce qu'est le cinéma et de l'adorer. À bien des égards, ils ont essayé de nous aider, de jouer, mais dans les films documentaires, c'est toujours visible quand une personne essaie de faire quelque chose devant la caméra. Cela est perçu à la fois par le spectateur et le réalisateur.

Et pour capturer un matériau très vivant et naturel, il faut passer le plus de temps possible avec les héros: faire partie de leur vie, devenir des meubles qu'ils ne remarquent plus. En fait, c'est ce que nous avons fait pendant tous ces mois. Ils se sont habitués à nous et sont restés eux-mêmes.

Nous avons passé de nombreuses journées à côté de ces personnes, les ont vu rire, pleurer, se quereller, faire tout ce que les gens font à la maison.

Nous voulons voir la vraie vie, par exemple, nous avons voulu filmer une autre jeune fille du projet «Le bus jaune»: nous sommes arrivés chez elle à sept heures du matin, nous voulions filmer sa matinée, la voir se réveiller, déjeuner avec sa maman. Et sa mère nous a accueillies bien maquillée, bien coiffée, vêtue d’une belle robe. Vous voyez, pour voir à quoi les gens ressemblent vraiment le matin, ce qu'ils sont, négligés, en peignoir, somnolents, il est nécessaire qu’ils se détendent. Cela ne fonctionne pas à la hâte, comme on tourne un reportage télévisé: on arrive chez notre héros, on passe la journée avec lui et on repart. Là, ça ne marche pas comme ça.

Par conséquent, nous avons passé plusieurs jours à les voir rire, pleurer, se quereller, faire tout ce que les gens font à la maison lorsqu'ils se sentent à l'aise.

- Et puis quand vous avez déjà décidé quelles tranches de cette vie réelle vous allez intégrer dans le film, vous avez coordonné ce choix avec eux? Peut-être qu'eux ne voulaient pas que leur façon de pleurer entre dans le cadre?

- C'est une bonne question, et il me semble que chaque fois cela se passe différemment. Cette fois, j'ai eu de la chance, car nos héros me font une grande confiance, et je vais vous en dire plus: j'ai pris un risque, ils n'ont toujours pas vu le résultat final. Je veux qu'ils le voient sur grand écran, et non depuis un ordinateur portable.

En tant que réalisateur, j'avais un peu peur d'offenser les gens en leur montrant quelque chose qui n'était pas souhaitable pour eux

Myroslava a vu le film pour la première fois à Sundance lors de la première mondiale et a été profondément impressionnée, mais de manière positive. Elle aussi a ri et pleuré, puis pendant la discussion, elle a dit que ça avait l'air beaucoup plus cool qu'elle ne l'avait imaginé.

Par conséquent, je leur ai montré certains fragments montés, les ai préparés à ce que ce serait. Je sentais qu'ils étaient absolument ouverts, qu'ils me faisaient confiance. C'est en fait un sentiment très précieux. Car sans confiance mutuelle, il me semble que de bonnes choses ne peuvent pas naître.

-Pourquoi le film s’appelle-t-il «The Earth Is Blue as an Orange»?

- C’est une citation d'un poème de Paul Eluard, qui est un exemple célèbre du surréalisme dans l'art. Il fut un temps où je cherchais un nom pour le film et je voulais trouver quelque chose de spécial, quelque chose qui transmettrait cette essence surréaliste que je vois constamment dans la vie en première ligne. Ces combinaisons de choses incongrues et de choses qui ne devraient pas être proches, mais elles sont proches et coexistent, ce sont différentes dimensions de la guerre et de la paix, de la guerre et de l'art, qui sont là- bas à chaque pas.

Ce qui pour nous (quand nous arrivons avec une vision neuve) semble très étrange, chimérique, impossible, se révèle être quelque chose à laquelle les gens sont complètement habitués et n'y prêtent tout simplement pas attention.

Par exemple, alors que nous montrions aux enfants des classiques du cinéma, et qu’à ce moment-là, des bruits d'explosions se sont fait entendre à l'extérieur, ils ne leur ont pas prêté attention, car ils savaient ce qui était dangereux et ce qui ne l’était pas. Certes, avec le temps, nous nous y sommes habitués aussi.

Nous avons beaucoup d'épisodes de ce genre dans le film: deux jeunes filles après un bal de fin d'études sont photographiées sur le fond de leur école détruite, et derrière elles passe une colonne de véhicules militaires. Ce sont des choses qui ne doivent pas se croiser: d’un côté la jeunesse, la fraîcheur, les robes élégantes et de l’autre côté, des véhicules militaires, qu’on voit dans leur ville à tout moment….

Et quand je cherchais un titre et que j’en ai parlé avec la critique littéraire Hanna Uliura, elle m'a soudainement proposé cette citation, et d'une manière ou d'une autre elle m'a accrochée, je l'ai saisie, et le nom a finalement collé avec le sujet du film.

- Quand aura lieu la première européenne?

- Le 25 février au Festival International du Film de Berlin. C'est aussi une grande victoire pour nous, car c'est un festival de très haut niveau, qu’il n’est pas toujours possible d’atteindre, et puis on a soudainement de tels cadeaux: à la fois le Sundance et la Berlinale.

- Vous allez continuer à faire du cinéma? Peut-être existe-t-il déjà des plans pour un cinéma de fiction?

- J'aimerais bien. J'ai déjà plusieurs idées et beaucoup plus de courage et de confiance en moi pour les réaliser. J’ai débuté relativement tard, j'ai 37 ans, et beaucoup commencent bien plus tôt, alors que moi, pendant longtemps je n’arrivais pas à me décider (rires). Je vous avoue même: jusqu'à récemment, je regardais très peu de documentaires.

- Mais après tout, vous regardez aussi les films de fiction ukrainiens?

- J'essaie de regarder le plus possible, bien sûr, il est important de garder le nez dans le vent, de voir ce que font les collègues, de les soutenir.

J'aime ce qui se passe dans le cinéma ukrainien, il y a de plus en plus de films pour lesquels je n'ai pas honte, qui provoquent vraiment des émotions sincères. Et je veux vraiment que tout cela continue, qu’il y ait de plus en plus d'auteurs talentueux autour de nous. Nous espérons obstinément que notre cinéma prendra de l'ampleur au même rythme.

- Et vous pouvez décrire votre première réaction après avoir ressenti que «oui, c'est arrivé, mon film «The Earth Is Blue as an Orange» a reçu un prix prestigieux! »

- Nous étions dans un état un peu fou. Tout d’abord, nous avons ressenti l’impact du décalage horaire, quand nous sommes arrivés en Amérique, n'avons pas pu dormir pendant 5 jours et c’est pareil pour notre retour à Kyiv. Bientôt, nous allons devoir retourner aux États-Unis, car nous avons le prochain festival là-bas au Museum of Modern Art de New York.

Dès que nous avons reçu ce prix, nous avons eu toute une avalanche de messages et de félicitations. C'est incroyablement agréable, soudainement, tout le monde veut de moi, tout le monde veut une interview et c'est peut-être bien. Mais, vous savez, il y a toujours un moment qui me trouble: si quelque part là-bas, dans d'autres mondes, vous êtes reconnu, alors vous devenez soudainement intéressant pour les vôtres aussi ... Mais, d'autre part, c’est comme ça que cela fonctionne.

Et honnêtement, j'ai peur des attentes élevées. Les spectateurs ukrainiens n'ont pas encore vu ce film, et lorsque je lis de nombreux commentaires sur le fait que le film a été récompensé à juste titre, etc., etc., je pense: mais vous ne l'avez pas encore vu, comment le savez-vous?

D'une manière ou d'une autre, je veux croire qu'en Ukraine le film touchera également le public, car tout d'abord, tout ce que je fais, je le fais pour l'Ukraine, et pas pour d'autres mondes. Et surtout, je veux être utile ici.

La première ukrainienne du film aura d'ailleurs lieu fin mars au festival Docudays. Par conséquent, c’est les habitants de Kyiv qui verront le film les premiers, et ensuite il sera diffusé dans d’autres villes de l’Ukraine etc.

Lubov Baziv, Kyiv

Photo :Olena Khoudyakova, Ukrinform

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