Dans la région de Donetsk occupée par la Russie, la médecine s’effondre : des ophtalmologistes viennent de Yakoutie
Les habitants de la région de Donetsk temporairement occupés par la Russie n’arrivent plus à se faire soigner.
Depuis 2014, les médecins et leurs familles ont quitté massivement les villes et localités de la région de Donetsk dès l’arrivée du « monde russe ». Parfois, des blocs opératoires entiers démissionnaient. Après l’invasion à grande échelle de février 2022, la situation dans le secteur médical s’est détériorée au point de devenir catastrophique.
SEULS 0,05 % DE LA POPULATION ONT PU BÉNÉFICIER D’UN EXAMEN MEDICAL
Pour tenter de combler le vide, les autorités d’occupation ont d’abord créé des « patrouilles de santé», puis des « trains de santé ». Selon leurs rapports, ces unités mobiles devaient se rendre là où il n’y avait plus de spécialistes. En novembre, elles auraient visité 17 municipalités de la soi-disant la République populaire autoproclamée de Donetsk (DNR) et examiné 1 448 personnes – soit environ 0,05 % de la population. Les occupants affirment en effet que, début 2025, près de 3 millions de personnes vivaient encore sur les territoires occupés de la région de Donetsk.
File d’attente devant un « train de santé »
Dans les reportages publiés par le pseudo-ministère de la Santé de la « DNR », on voit surtout des personnes âgées ou handicapées faire la queue : certains veulent simplement passer des analyses, obtenir une consultation ou une ordonnance. Dans les villages et petites villes que ces unités n’ont jamais atteints, même ces services élémentaires restent inaccessibles.
À Makiïvka, par exemple, faute de spécialistes, une seule clinique pédiatrique municipale a pu effectuer les visites médicales obligatoires pour la rentrée scolaire.
Clinique pédiatrique municipale de Makiïvka – seule établissement de la ville à réaliser les visites médicales scolaires avant le 1er septembre
« Notre hôpital est le seul à faire ces visites pour tous les écoliers et enfants de maternelle de Makiïvka. Toute la ville passe chez nous. Nous avons un neurologue, un ophtalmologiste, un ORL, un orthopédiste. Le samedi, un gynécologue et un dentiste viennent aussi », expliquait une employée du service d’accueil sur une vidéo.
Elle ajoutait que le pseudo-ministère de la Santé de la « DNR » avait décidé que « les parents pouvaient refuser par écrit la consultation d’un ou plusieurs spécialistes prévus selon l’âge de l’enfant » – et que, même dans ce cas, la visite serait considérée comme « terminée » et les documents délivrés à l’école.
À Marioupol occupée, le pseudo-département de la santé reconnaît une pénurie aiguë de personnel. Faute de service pédiatrique d’infectiologie, les enfants atteints de virose ou d’infections sont désormais transportés à Nikolske ou Donetsk – alors qu’avant 2022, Marioupol disposait d’un réseau complet d’établissements au moins aussi performant que celui de Donetsk.
Dans l’ensemble des territoires occupés de la région de Donetsk, il manque cruellement de cardiologues, traumatologues, neurologues, phthisiatres, urologues, ophtalmologistes et de nombreux autres spécialistes.
« ON A DEMANDÉ AUX YAKOUTES DE SOIGNER LA CATARACTE »
À Dokoutchaïevsk, par exemple, les patients atteints de troubles visuels sont actuellement pris en charge par des ophtalmologistes venus de la République de Sakha (Yakoutie), à près de 10 000 km de là.
« L’aide que la république nous apporte dans le domaine médical, c’est vraiment un élan du cœur – du chef de la République de Sakha comme de ses médecins. Il n’y a pas eu d’ordre officiel « aidez la médecine » ; c’est nous qui l’avons simplement demandé », a reconnu le prétendu « président du gouvernement de la DNR », Andreï Tchertkov.
Le chef de la République de Sakha (Yakoutie), Aïssen Nikolaïev (à droite), à l’hôpital de Dokoutchaïevsk aux côtés du « président du gouvernement de la DNR », Andreï Tchertkov
Autrement dit, la DNR a dû supplier des médecins yakoutes parce qu’il ne reste presque plus d’ophtalmologistes locaux. Il faut rappeler qu’avant 2014, il n’y avait aucune pénurie de ce type et que ce genre d’opérations se faisait couramment, sans que personne ne présente cela comme un « grand exploit ».
À Donetsk même, consulter un spécialiste reste un parcours du combattant. Une connaissance de l’auteure, toujours sur place, souffre d’arthrite sévère et a désespérément besoin d’un rhumatologue et d’un neurologue. En septembre, à l’hôpital de Donetsk, on lui a simplement dit de rappeler mi-novembre : « on essaiera de vous prendre un rendez-vous… peut-être en décembre ».
DES MOIS D’ATTENTE POUR UN RENDEZ-VOUS IRM
Même le pseudo-ministère de la Santé de la DNR reconnaît que les hôpitaux locaux manquent cruellement d’équipements diagnostiques et thérapeutiques.
C’est pourquoi on annonce avec fierté qu’« en 2024, un cabinet d’IRM a ouvert à Makiïvka ». Un seul. Pour toute une grande ville.
« Voilà déjà trois mois que j’attends un bon pour une IRM. Ce centre de diagnostic, il est pour qui ? Pour les leurs ? On vous inscrit sur une liste et on peut attendre des mois. Et pour voir un médecin gratuitement, il faut compter au moins six mois. Il y a bien le matériel, mais pas de médecins capables de l’utiliser », écrivent les habitants.
Ils ajoutent que la médecine est totalement corrompue : « On crée des files d’attente, puis les médecins demandent de l’argent à ceux qui veulent passer plus vite ». Et, la plupart du temps, ce ne sont même que des généralistes qui consultent.
Le pseudo-ministère de la Santé de la DNR a récemment annoncé que le cardiologue en chef de Russie, Sergueï Boïtsov, avait visité les services de cardiologie de la « république ». Conclusion officielle : « Les priorités ont été définies – améliorer l’équipement des établissements, garantir l’approvisionnement en médicaments, optimiser les parcours patients et former les spécialistes ». En clair : tout manque – matériel, médicaments, organisation et personnel qualifié. Les cardiologues, comme les autres spécialistes, sont en nombre dramatiquement insuffisant.
UNE SEULE PHARMACIE POUR PLUSIEURS VILLAGES
Sur les réseaux sociaux, les habitants des territoires occupés se plaignent également de la qualité des médicaments : « Ce ne sont plus du tout les mêmes qu’avant », « ça ne soigne presque rien », l’assortiment est très limité, de nombreux produits manquent, et les médicaments européens importés ont purement et simplement disparu.
Pendant ce temps, le même « ministère » a fièrement annoncé l’ouverture d’un point pharmacie dans le village de Khanjenkovo-Nord. Les habitants le réclamaient depuis plus d’un an. Ils avaient même interpellé en direct le « chef de la DNR » Pouchiline, qui avait ordonné de « régler la question d’urgence».
Dans un reportage télévisé, une habitante racontait qu’avant, elle prenait le bus jusqu’au chef-lieu de district « juste pour une bouteille de valériane à 77 roubles, et le trajet en bus coûtait 60 roubles ».
Désormais, expliquent triomphalement les autorités, les habitants des villages voisins – Novy Svit, Krasnaïa Zoria et d’autres – viendront aussi à ce petit kiosque. Parce qu’après l’occupation, il reste très peu de pharmacies dans les campagnes.
Pendant ce temps, le « ministère » annonce sans discontinuer des campagnes de lutte contre telle ou telle maladie : en novembre, on a eu successivement la « Semaine de lutte contre l’AVC », la « Semaine de prévention du cancer du poumon », la « Semaine de lutte contre le diabète », et depuis le 17 novembre, on combat la résistance aux antibiotiques.
En quoi consiste concrètement cette lutte ? Mystère.
Par exemple, du 20 au 26 octobre avait lieu la « Semaine de promotion de la consommation de fruits et légumes ». Et le « ministère » a fièrement rapporté : « L’hôpital psychiatrique de Makiïvka a soutenu cette semaine – le personnel médical a organisé des conférences éducatives pour les patients et leur a offert des pommes fraîches. »
LES AMBULANCES NE SE DÉPLACENT PAS POUR LES AVC
Le pseudo-ministère de la Santé de la DNR affirme que « en cas d’urgence, le délai d’arrivée d’une ambulance ne doit pas dépasser 20 minutes après l’appel ». Mais les innombrables témoignages furieux sur les réseaux sociaux montrent que ces normes ne sont jamais respectées et que le malade peut mourir avant que les secours n’arrivent.
Dans un groupe local, on raconte qu’à Marioupol, au carrefour du 45/9 boulevard des Métallurgistes, des passants ont tenté de sauver un homme en crise d’épilepsie. Il est tombé au sol ; les gens appelaient l’ambulance sans réponse. Ils n’ont réussi à joindre quelqu’un qu’après 20 minutes ; l’ambulance est arrivée plus de trente minutes après.
Autres histoires rapportées par les habitants de la DNR :
« Mon oncle a fait un AVC il y a six mois. On a appelé l’ambulance pendant quarante minutes. Quand on a enfin eu quelqu’un, on nous a dit : “Il n’y a pas de brigade – donnez-lui ses médicaments…” »
« Ma mère avait 240/100 dans la nuit, impossible de faire baisser la tension avec des comprimés, elle allait très mal. À l’ambulance, on nous a répondu : “Adressez-vous à votre généraliste.” Après avoir supplié, ils ont promis de venir… on a attendu presque une heure. »
« Quand la fièvre de l’enfant est montée à plus de 39 °C, on a appelé. Pour eux, la fièvre n’est pas une urgence : “Donnez-lui un antipyrétique et emmenez-le demain à l’hôpital.” »
Pendant ce temps, le « ministère » répète qu’il « accorde une attention prioritaire à l’amélioration du système d’ambulances pour le rendre accessible et rapide à tous les citoyens de la république ».
ON INCITE LES FEMMES À GARDER LEUR GROSSESSE
Le même « ministère » multiplie les appels aux femmes de la « république » à ne pas avorter : « L’État et le système de santé sont prêts à vous soutenir. Vous pouvez consulter gratuitement un psychologue dans votre centre de santé féminine. Il vous écoutera, vous soutiendra et vous aidera à surmonter vos peurs. »
Mais, comme le disent les mêmes groupes locaux, il n’y a pas de spécialistes – surtout hors de Donetsk. Pas d’équipements modernes non plus. Les analyses nécessaires ne se font souvent qu’à Donetsk, et après l’accouchement, impossible de trouver un pédiatre spécialisé. Beaucoup de femmes quittent la DNR pour accoucher en Russie – à Rostov-sur-le-Don ou plus loin – chez des parents ou des connaissances lointaines.
En réalité, tous ceux qui le peuvent évacuent leurs malades hors de la « république ». Un autre facteur joue : l’absence d’eau courante depuis des mois.
HYGIÈNE SANS EAU
Récemment, des représentants du parti Russie unie ont réuni les habitants de Makiïvka pour « prendre leurs problèmes sous contrôle partisan ». Les gens, en larmes, ont expliqué : « Dans le quartier Kalininski, immeubles de trois, cinq et neuf étages plus secteur privé, ça fait quatre mois qu’il n’y a pas d’eau. De 10 h à 16 h, les gens font la queue – parfois avec bagarres – devant les citernes. Et c’est maintenant : qu’est-ce que ce sera cet hiver ? »
Des plaintes identiques arrivent de partout : toute la population de la DNR vit sans eau courante centralisée. L’hygiène est devenue un mot vide de sens.
Faute d’eau, le chauffage est lui aussi aléatoire. Même quand il fonctionne, dans beaucoup d’immeubles on vide les radiateurs pour récupérer l’eau. Les gens écrivent sur les réseaux qu’ils n’espèrent plus rien et que l’hiver approche. Dans les appartements glacés, rhumes et infections respiratoires se multiplient. Beaucoup quittent la DNR « pour l’hiver ».
SURVIE ET « IMMORTALITÉ »
Pendant ce temps, le pseudo-ministère de la Santé continue de publier des communiqués triomphants : « Pour augmenter l’espérance de vie grâce à une meilleure accessibilité et qualité des soins, la DNR met en œuvre le projet national “Une vie longue et active”. »
Il cite le ministre russe de la Santé Mikhaïl Mourachko qui, en octobre, déclarait : « Il faut repenser notre regard sur la vieillesse et les approches du vieillissement en bonne santé. »
Évidemment, ce n’est pas un hasard si, en septembre, Poutine parlait d’immortalité avec Xi Jinping à Pékin.
Pendant ce temps, ses soldats continuent, sur ordre, de détruire hôpitaux et cliniques dans la région qu’ils sont censés « libérer ». Depuis février 2022, plus de 350 établissements de santé ont été endommagés ou rasés dans la seule région de Donetsk.
Olena Kolgoucheva, région de Donetsk
Photo extraite des groupes publics de la « DNR »