«Je suis mort dans cette salle de torture» : l’histoire d’un habitant de Kherson

«Je suis mort dans cette salle de torture» : l’histoire d’un habitant de Kherson

Ukrinform
Les envahisseurs ont détenu Ihor Bondarenko pendant 15 jours dans une salle de torture, l’ont électrocuté et affamé afin de le contraindre à travailler pour la Russie.

Ihor Bondarenko a 47 ans. Jusqu’en 2017, il travaillait comme journaliste à la radio « Sofia » à Kherson, comme monteur pour la chaîne télévisée de Crimée relocalisée en Ukraine continentale, la TRK Tchornomorska, et a joué dans des films. Il a raconté à l’agence Ukrinform comment il est devenu victime d’un esclavage moderne et des tortures russes.

«SOUS L’OCCUPATION, J’AI APPRIS À DEVENIR INVISIBLE»

Ihor raconte avoir exercé auparavant une activité journalistique d’investigation anticorruption et avoir côtoyé des personnalités aujourd’hui bien connues à Kherson et ailleurs.

«Il y a ceux qui soutiennent l’Ukraine. Ceux qui soutiennent la Russie. Et puis, il y a ceux qui sont là pour l’argent. Saldo, Sementchev, Stremoussov – ils appartiennent à cette dernière catégorie. Ils m’ont proposé de travailler pour eux, j’ai refusé», se souvient-il.

Sa famille ayant besoin d’argent, Ihor part en Pologne pour travailler comme chauffeur poids lourd. En décembre 2021, il rentre à Kherson pour des raisons de santé.

«Je ne savais pas que j’étais malade, les symptômes étaient absents. Puis je suis entré dans un programme public gratuit de traitement, il ne me restait plus qu’un examen à passer quand l’occupation a commencé. En mars, une hépatologue m’a appelé pour me dire que je pouvais recevoir les médicaments. Je suis allé à l’hôpital, mais en chemin, un médecin m’a averti que le FSB s’intéressait à moi et que des agents m’attendaient. Deux semaines plus tard, le même médecin m’a discrètement remis les médicaments», raconte Ihor.

Ihor Bondarenko
Ihor Bondarenko

Le traitement durait 84 jours. Il décide alors de rester à Kherson, de peur que les médicaments ne soient confisqués aux barrages. Interrogé sur la vie sous occupation, il répond avec tristesse : il se cachait.

«J’avais quelques économies pour survivre. J’ai appris à être invisible. Je me déplaçais uniquement par les cours. Des amis militants m’ont prévenu de fuir, mais je croyais encore que les Russes allaient quitter Kherson. Au début, j’allais aux manifestations – on ne me reconnaissait pas dans la foule. Mais quand les gens ont commencé à disparaître et que des corps étaient retrouvés dans les bois, j’ai compris que ce n’était pas une blague.»

Après avoir terminé le traitement, Ihor commence à préparer sa fuite. Sa femme et son fils quittent Kherson en premiers.

FUITE ET ARRESTATION

«J’avais peur qu’ils soient arrêtés avec moi. Une fois qu’ils ont atteint l’Allemagne, j’ai décidé de partir. J’ai effacé mon téléphone, supprimé tous les contacts et photos suspects. C’était le 10 août. J’ai passé plusieurs barrages sans problème, mais à Kalantchak, ils m’ont pris mon téléphone et mes papiers. Ils m’ont enfermé dans un petit wagon et fait attendre. Un agent du FSB est arrivé. Sa première question : “Qui est Nataliia Voteitchkina ?” – ma voisine du troisième étage, une dirigeante du “Secteur droit”. Là, j’ai compris que j’étais fichu.»

On le menace : «Tu iras à Simferopol et tu disparaîtras à jamais.» Il est ensuite transféré dans un conteneur métallique, déjà occupé par deux autres hommes arrêtés pour avoir des photos du drapeau ukrainien sur leur téléphone.

«Le jour, il faisait une chaleur suffocante dans le conteneur. La nuit, c’était glacial – comme un congélateur. Pas d’eau. Le matin, ils m’ont sorti sur la route et dit que je ne pouvais pas entrer en Russie. Ils m’ont mis dans un minibus marqué d’un Z, couvert le visage, attaché les mains et emmené on ne sait où.»

Après environ 40 minutes, le bus s’arrête. On le mène près d’une fosse de quatre mètres remplie de corps.

«Ils m’ont demandé si je voulais les rejoindre. J’ai dit non. Alors ils ont tiré en l’air et l’un m’a frappé violemment dans le dos avec la crosse de son fusil. Je suis tombé, ils ont rigolé : “Au moins il ne s’est pas pissé dessus.” Mais j’avais déjà tout transpiré dans le conteneur.»

On lui couvre à nouveau le visage et le transporte ailleurs. Une heure plus tard, il est emmené à une base militaire russe, dans une petite cabane utilisée comme salle de torture.

LE JOUR – DES INTERROGATOIRES, LA NUIT – DES TORTURES

«Ils m’ont enchaîné à un vieux poêle à bois. Je restais allongé sur le flanc gauche sur du vieux carrelage glacé. Depuis, j’ai des problèmes au dos et au bras gauche. Quatre jours d’interrogatoires, quatre nuits de tortures et d’insultes ignobles. Les questions étaient toujours les mêmes : qui je connais parmi les activistes, qui est resté en ville, où les trouver, depuis quand je travaille pour le SBU. Un des bourreaux répétait sans cesse qu’il “combat les pravoseki depuis 2014 dans le Donbass” et qu’il allait me mutiler. Pendant tout ce temps, j’étais attaché au poêle. Le deuxième jour, ils ont commencé à m’électrocuter. Le courant me traversait le dos, je tombais en avant, et à ce moment-là ils me donnaient des coups de pied dans le ventre. C’était de la violence pour la violence. On ne m’a pas donné à manger pendant cinq jours, juste une petite bouteille d’un demi-litre d’eau. Ils ont aussi brisé un balai sur moi et tenté de me violer avec un tesson. Je saignais, mon short a collé à ma peau. Quand ils m’ont emmené aux toilettes et que j’ai essayé de l’enlever, j’ai eu l’impression d’arracher ma propre chair», raconte Ihor.

Ihor expliquait aux Russes qu’il n’avait aucun lien avec les activistes ukrainiens ni avec les services spéciaux. Qu’il avait travaillé dans le journalisme autrefois, mais que ces dernières années, il était chauffeur routier.

Il était détenu à l’écart des autres, mais il entendait constamment les cris des prisonniers pendant les interrogatoires.

«J’étais seul, sans contact humain. Mon cerveau fonctionnait comme un ordinateur : tu passes le niveau – tu sors vivant, tu échoues – tu perds. Le plus dur, c’était d’aller aux toilettes. Il fallait tambouriner à la porte et supplier qu’on te laisse sortir. Parfois, le garde refusait – je devais faire mes besoins dans un coin. Le matin, on m’obligeait à nettoyer ça avec les mains. Ensuite, je devais manger avec ces mêmes mains», dit-il.

Les tortures ont cessé le 16 août.

COOPÉRATION FORCÉE

«Ils m’ont ordonné de travailler pour les Russes – de gérer une chaîne de propagande sur Telegram. Si je refusais, ils m’ont dit que je finirais dans une fosse commune que j’avais vue cinq jours auparavant», raconte Ihor.

D’après lui, il n’a pas eu d’autre choix que d’accepter. Ils lui ont donné un téléphone portable, et il a lancé une chaîne. Il précise que ses abonnés étaient uniquement des «bots artificiels».

«Le 17 août, j’ai appris qu’on me recherchait. Le site Most avait publié un article disant que j’avais été enlevé», raconte Ihor.

Le même jour, il a réussi à contacter sa famille. Il a envoyé des e-mails codés à sa femme et à sa sœur. Ces lettres faisaient référence à des lieux et événements connus d’eux seuls.

«Grâce à la géolocalisation, j’ai su que j’étais à Skadovsk. J’ai écrit à ma sœur un souvenir d’enfance : quand j’étais en visite chez eux, je me souvenais de la mer chaude. C’était ma manière de dire que j’étais en vie», explique-t-il.

Ihor a été relâché le 25 août. Les Russes l’ont emmené à un arrêt de bus et l’ont laissé là. Il a rejoint Hola Prystan, puis atteint Kherson en bateau à moteur. Dans la ville, un nouveau superviseur l’attendait, chargé de surveiller la chaîne Telegram.

«Il m’a contacté le 2 septembre. Jusqu’à ce moment-là, je devais rapporter ma localisation à un “capitaine” à Skadovsk. Le nouveau – un jeune fils à papa de FSB, manifestement drogué. Il est venu à notre rencontre complètement défoncé, il “se rechargeait” au thé. J’ai compris que l’argent destiné à la gestion du réseau, il le dépensait en drogues. Mon travail ne l’intéressait pas du tout», raconte Bondarenko.

Quand Kherson a été libérée, Ihor s’est immédiatement tourné vers la police. Jusqu’à ce moment, il était officiellement porté disparu.

LA VIE APRÈS LA TORTURE

Le temps a passé, et ne trouvant pas de travail à Kherson, Ihor a décidé de s’installer temporairement à Odessa, où il a trouvé un emploi de chauffeur pour des trajets internationaux.

«L’été dernier, j’ai obtenu le statut d’ancien prisonnier civil et j’ai été envoyé à l’hôpital. La liste de mes maladies est longue… Des lésions diffuses au foie et au pancréas, de multiples hernies le long de la colonne vertébrale, une compression nerveuse, une ostéochondrose. J’ai aussi développé des troubles de la mémoire. Parfois, j’ai des absences, je ne me rappelle plus ce que j’ai fait dix minutes plus tôt. Finalement, j’ai passé une commission médicale militaire et obtenu un statut d’invalidité de troisième degré», raconte-t-il.

Sa santé s’est détériorée et il a perdu son emploi de chauffeur. C’est alors qu’il a sollicité l’aide de la fondation caritative Caritas, dont lui avaient parlé des amis.

Selon Ihor Bondarenko, il n’a appris qu’à l’été dernier qu’il était victime de traite d’êtres humains et de violences sexuelles. Il a bénéficié de plusieurs consultations avec un psychologue et, avec l’aide de la fondation, il a récemment obtenu le statut de personne victime de la traite. Cela lui permettra de recevoir une aide financière.

«On ne peut pas changer complètement sa vie en six séances de thérapie. Mais le plus important, c’est ce que m’a dit la psychologue : parler davantage de ce que j’ai vécu, extérioriser la douleur. C’est pourquoi je vous parle aujourd’hui. Avant, je ne parlais jamais de la violence sexuelle. Maintenant, je peux en parler, car je me sens un peu soulagé. La psychologue m’a expliqué que la clé de ma guérison, c’est l’activité. Certes, à cause de mes problèmes de dos, je ne peux plus être chauffeur, mais à Odessa, il y a beaucoup de gens qui ne savent même pas changer une prise électrique. J’ai mis une annonce en ligne pour proposer mes services dans les petits travaux, et j’ai déjà eu mes premiers clients. Je gagne un peu d’argent pour payer mes soins», confie-t-il.

Il reconnaît que, sans ses difficultés financières, il n’aurait probablement jamais demandé d’aide professionnelle.

«Dans notre groupe de soutien aux anciens prisonniers, Captifs de Kherson, on dit : “Si tu es sorti vivant en rampant, rends grâce à Dieu.” Notre perception du monde a changé. J’ai un ami qui vit toujours à Kherson. Il a été détenu pendant huit jours. Je ne sais pas ce qu’ils lui ont fait, mais à 50 ans, il en paraît 70. Je lui ai demandé s’il avait obtenu un statut officiel, s’il avait parlé à la police. Il m’a répondu qu’il ne voulait pas, qu’il se débrouillerait tout seul. Les gens ne veulent pas parler. Un autre de mes amis est allé s’engager dans l’armée après sa détention. Trois mois plus tard, il est mort. Il s’est entouré de grenades et s’est jeté dans une tranchée russe sur la rive gauche. C’était un jeune homme. Quand on passait ensemble la commission médicale, il répétait qu’il voulait tous les tuer.»

Il ajoute que tout le monde n’a pas la force d’avouer qu’il a été faible à un moment donné.

«Moi, j’ai laissé ma vie en captivité. Et c’est une autre personne qui en est sortie. Parfois, j’ai l’impression qu’ils m’ont vraiment exécuté près de cette fosse commune, et que c’est quelqu’un d’autre qui vit maintenant. Ou alors que je suis dans une sorte de purgatoire», dit Ihor.

Il précise qu’il ne fait pas de plans à plus d’un jour d’avance, mais qu’il essaie malgré tout de rester optimiste.

«Allez à Kherson si vous ne comprenez pas pourquoi. Chez nous, on dit : “Si tu t’es réveillé le matin, si tu es encore en vie à midi, rends grâce à Dieu.” Les gens vivent au jour le jour. Tu peux mourir à tout moment. Mais j’ai un rêve. J’aimerais emmener ma fille, qui vit actuellement à Ivano-Frankivsk, rendre visite à sa sœur en Italie. Une partie de moi veut quitter l’Ukraine pour toujours, mais une autre me dit que ce serait trahir mon pays et passer pour un déserteur. Alors je reste», dit Ihor.

L’histoire d’Ihor est le témoignage de la profondeur de la souffrance humaine, mais aussi la preuve qu’un retour à la vie est possible – et qu’il commence par la reconnaissance du traumatisme et la demande d’aide.

Svitlana Kolodtchyn
Svitlana Kolodtchyn

Le projet de soutien aux victimes de la traite des êtres humains se poursuit au sein de Caritas. L’organisation appelle les personnes concernées à se manifester. Chaque bénéficiaire fait l’objet d’une évaluation personnalisée, sur la base de laquelle un plan de réintégration individuel est établi. Le fonds propose un accompagnement psychologique ou psychothérapeutique, des services sociaux, juridiques et matériels, ainsi qu’une aide à la recherche d’emploi, entre autres.

Svitlana Kolodtchyn, responsable de projets à la fondation Caritas Odessa UGCC :

«Beaucoup de gens ignorent qu’ils ont droit à cette aide, ou ne se reconnaissent pas comme victimes de la traite. Ceux qui ont vécu des événements traumatisants doivent comprendre ce qu’ils ont traversé, être accompagnés dans leurs démarches. Malheureusement, nous ne pouvons pas aider tous les anciens prisonniers. Notre projet vise en priorité les personnes ayant subi une forme d’exploitation du travail. L’exploitation intellectuelle – comme dans le cas de M. Ihor – entre également dans ce cadre, car il s’agit d’un travail forcé, d’une exploitation contrainte», explique-t-elle.

Selon la fondation, la traite des êtres humains à l’intérieur du pays a considérablement augmenté depuis le début de l’invasion à grande échelle. D’après les statistiques officielles du Service social national, 347 personnes ont été identifiées comme victimes de traite entre 2022 et 2024. Pour le seul premier trimestre de 2025, Caritas a déjà recensé 56 cas avérés de traite et 39 cas de violences sexuelles liées au conflit armé. Plus de 70 % des victimes ont subi des formes mixtes d’exploitation – principalement en captivité. Elles ont été exploitées sexuellement, contraintes à des travaux forcés, réduites à l’état de domestiques ou utilisées dans des activités militaires.

Anna Bodrova, Odessa

Photos : Nina Liashonok


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